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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

charitablement la vérité. Bref, on a de bonnes raisons de ne pas le croire, surtout lorsqu’on éprouve comme je l’éprouvais depuis quelque temps, tout un ensemble de réelles indispositions.

Mais le professeur Tornada était un savant d’une qualité exceptionnelle. Chirurgien prodigieux, il vous bouleversait de fond en comble un organisme avec la maestria d’un prestidigitateur. Biologiste extraordinaire, il avait découvert une méthode pour accroître ou diminuer à volonté le volume des espèces animales, jusqu’alors immuable. Et puis, il était parfaitement consciencieux, quoique d’une indépendance telle qu’il s’était fait mettre au ban de la Faculté. Son titre de professeur n’avait donc rien d’officiel. Il se fût du reste bien gardé de partager ses inventions avec des élèves. Il travaillait toujours seul, dans le secret du laboratoire. Il avait le mépris des honneurs et s’emportait quand on l’appelait : Maître. Et cependant, il était d’une ambition et d’un orgueil démesurés. Comme tous les mégalomanes, c’est aux autres qu’il attribuait sa manie des grandeurs.

Son physique correspondait assez à sa mentalité. Il offrait un visage osseux, taillé à l’emporte-pièce, drapé de peau rêche, avec des oreilles pointues et des petits yeux d’oiseau en perpétuelle vibration. Son visage était secoué de tics incessants, qu’une longue barbe broussailleuse ne parvenait pas à masquer. C’était en somme une tête de dégénéré supérieur, vraiment inquiétante et plantée, avec cela, sur une silhouette d’apparence si frêle qu’on se demandait comment il obtenait la force nécessaire pour faire œuvre de découpeur et par quel fluide il inspirait confiance à ceux qui avaient à se débarrasser d’une malpropreté de la nature.

Je l’avais connu pendant ma jeunesse au quartier Latin, alors que, délaissant mon doctorat en droit, je m’aventurais dans la littérature. Au début, mon goût pour la psychologie me porta certainement beaucoup plus vers cet extraordinaire personnage