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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Ce sera, pour vous, une bonne diversion. Qu’allez-vous en faire ? Avez-vous un coin ?

— Je ne sais, docteur, je n’y ai pas encore réfléchi. Le renvoyer dans son pays natal peut-être ?…

— Dans son patelin, jamais de la vie !… Jamais de la mort, plutôt. Étienne Montabert appartient à Paris !

— On dit qu’il n’y a plus de place dans les cimetières ?

— En effet, les médecins ont pas mal travaillé ces temps derniers. La crise des logements sévit aussi pour les macchabées. Mais en se remuant un peu pour ce grand homme qui ne peut plus se remuer, nous finirons bien par lui trouver un petit sous-sol, avec un bail ad æternum, autrement dit : une concession. Cela offrira cet autre avantage, que si vous restez veuve, on pourra vous y caser également. Je vais m’en occuper.

— Ne vous donnez pas cette peine, docteur.

— Ce n’est pas une peine, c’est un plaisir. Je tiens à prendre ma part de vos ennuis, mignonne. Non, non, ne protestez pas. Jusqu’au moment où il sera entre les mains des fossoyeurs, je ne vous abandonne pas. Nous allons commencer par sa toilette. Par exemple, ça va vous donner du tintouin, car on a attendu trop longtemps, et…

Il vint à moi, voulut déplacer mon bras, qui resta ferme comme du bronze.

— … Et il est en pleine rigidité cadavérique, vous le constatez, d’une rigidité à toute épreuve. Cela n’est pas surprenant d’un homme qui fit de la rigidité le principe de ses principes. J’entends moralement. Mais nous en aurons raison, dans la mort, par la force, comme vous en eûtes raison, dans la vie, par la douceur, ma chère amie.

Il tenait décidément à se faire bien venir de Lucienne. Jamais il ne l’avait tant flagornée. Il devait lui ménager quelque mauvais coup. Pauvre Lucienne…