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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

sonne d’autre que moi… oui, il a fallu que je me sentisse bien à bout de forces… encore une fois merci.

— Mais non, madame. Il est tout naturel que vous exigiez cela de moi.

Lucienne, dans l’optimisme de son bénin repas de deuil, arrosé d’un doigt de champagne, ne fut pas effleurée par le ton glacé de la réponse. De ce qu’elle n’avait pas relevé d’une façon ou d’une autre l’impertinence de sa subordonnée, mes griefs contre elle s’accrurent. En d’autres temps je me serais répété qu’elle était une enfant gâtée. Je me serais même convaincu que j’en étais un peu responsable, l’ayant toujours traitée en idole. Mais j’évoluais avec une surprenante rapidité.

— Allons, je vous laisse, fit-elle. Demain, au réveil, de très bonne heure, je vous succéderai.

Et à madame Godsill :

— Viens-tu ?…

Elle n’avait même pas eu la pensée de se recueillir quelques secondes !

— Malheureuse !… murmura l’institutrice, qui se remit en prières.

Hélas ! Que ne puis-je aussi me retrancher dans l’idéal, y trouver l’apaisement de ma rancœur !… Mais l’oasis m’est fermée. Je traverse un Sahara mortel, aveuglé, brûlé par le sable, sans un coin de verdure, sans une source d’eau fraîche, sans même un mirage. Mes pensées passent en chevauchée. Des Walkyries, qui deviennent des sorcières. Tout m’est prétexte à préciser des souvenirs, des soupçons. Ces Walkyries…

C’était à l’Opéra, l’an dernier. On donnait l’œuvre de Wagner. Nous occupions, avec quelques fidèles de la duchesse, une première loge de face. En bordure, sur le velours rouge, la nuque blonde et le décolleté éblouissant de Lucienne penchée. Des aromes, ses parfums préférés, s’en évadaient, plus grisants que la musique. J’étais orgueilleux. Cette chair, beaucoup admirée, était mienne !… Aux fauteuils d’orchestre,