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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Mademoiselle murmure près de moi la prière des trépassés ; mon cercueil est commandé ; Lucienne a jeté le masque : tout cela, n’est-ce pas aussi de l’évidence ?

Je suis mort !… Je suis mort, avec un cerveau qui fonctionne encore, comme les ongles, comme les cheveux, mais qui, comme eux, va subir la loi inéluctable de l’usure et s’éteindra lorsque le corps ne sera plus en mesure de lui fournir sa subsistance. J’assisterai aux derniers efforts, à l’agonie de mes petits crochets nerveux, les neurones. Ils se joignent encore, mais n’auront bientôt plus que d’ultimes vibrations, appel désespéré par T. S. F. d’un bateau qui sombre, la désorganisation repoussante de ma chair, les ravages de la fermentation, le grouillement de la faune nécrophage. Puis ce sera l’engourdissement, la nuit !…

Je me souviens : il y a quelques mois — Tornada projetait-il déjà son abominable forfait ? — Tornada m’avait emmené, presque par surprise, assister à une exhumation. Je venais de publier mon poème L’Éternelle Beauté où je chantais l’aventure d’un amant qui tue sa maîtresse, l’enterre de ses mains, puis, poursuivi par son amour, veut la retrouver dans l’humus et la découvre métamorphosée en fleur. Symbole un peu suranné, mais qui prêtait au lyrisme. En l’espèce, Roméo était un garçon de pharmacie, Juliette une servante de restaurant et la justice, informée par les révélations d’un rival jaloux, avait ordonné une autopsie, pour savoir à quel toxique avait succombé la belle.

— Viens donc respirer la fleur… m’avait dit Tornada.

Ah ! mon Dieu, quelle offense à mes sens, à mon imagination, cette décomposition d’une amante !… J’eus une syncope…

En étais-je donc arrivé à cette abominable échéance ? Allais-je, moi aussi, connaître la revanche de la nature : la nature marâtre qui crée dans la beauté et détruit dans l’horreur ?…