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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Tornada tendit vers ce portrait un doigt perforant :

— Eh bien, tu es content : tu l’as dans les mirettes, ton ange !

L’ange et le démon aussi, lui eussé-je répondu. L’ange et le démon, engagés, par-devant moi, dans une lutte sans merci. Hélas ! contrairement à toutes les pieuses images qui avaient émerveillé mon enfance, il s’avérait que c’était le démon qui allait terrasser l’ange. Tout ce que j’avais pu observer depuis que j’étais mort pour mon entourage m’annonçait la victoire de l’un et la défaite de l’autre, sans redressement possible. Il subsistait encore un inconnu, qui allait porter le coup de grâce à l’ange. Je le pressentais de cette phrase prononcée par Mlle Robin : « Qu’il ne sache jamais. » Une femme avait donc été assez rusée, pour qu’il fallût à son benêt de mari cette comédie macabre pour la découvrir ! Il existait donc un lyrisme du mensonge, si poussé, que le mensonge du lyrisme n’était rien à côté !

Non, ce n’était pas possible ! je n’avais pas été aveugle à ce point ! Lucienne n’avait pas cette âme de fille ! Son innocence allait resplendir ! J’y voulais croire encore… Mais l’heure qui suivit me porta un de ces coups qui comptent dans la vie d’un mort.

Peu après le départ de Tornada, Mlle Robin revint à mon chevet. La pouvant examiner maintenant, je fus surpris des ravages accomplis en elle. Ses traits étaient d’ordinaire baignés d’une tristesse que j’attribuais au deuil persistent de ses fiançailles. Ninette les éclairait parfois de lueurs heureuses, qui la rendaient alors véritablement désirable ; mais sa note dominante était la mélancolie. Eh bien il ne restait en ce moment plus trace de sa beauté. On eût dit qu’elle avait dépéri en une nuit. Son teint était livide, ses yeux révélaient la brûlure des larmes. Elle resta dix bonnes minutes à me regarder, aussi pétrifiée que je pouvais l’être. Seules ses mains tremblaient.

Mais elle se reposséda brusquement, quand la