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LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

fichaient. Leur indifférence me fut cruelle. Elle me prouva le peu de traces que j’allais laisser dans la littérature. Le défilé fut clos par un général qui taquinait les Muses. Il publiait un peu et m’écrivait à l’apparition de chacun de mes volumes. Je ne l’avais jamais vu, nos rapports n’ayant été qu’épistolaires. Mais je le reconnus instantanément au portrait, qu’après lui avoir extirpé trois côtes, m’en avait fait Tornada. « Un anchois conservé dans la saumure… il sort du reste de cette école… » me l’avait-il défini, en son verbe pittoresque. Puis il avait ajouté : « Également fervent de l’héliothérapie, il habite une cambuse avec un parc, à Neuilly, et s’expose au soleil uniquement vêtu d’un pagne. Encore le porte-t-il dans les cheveux. La police est sur ses traces… » J’avais ri. Je blâmais maintenant les sarcasmes de mon ami, en entendant le guerrier mâchonner ses regrets, seul parmi tous ces visiteurs à réellement ressentir ma mort. Je me jurai de lui faire obtenir un prix Montyon.

— Ouf !… exhala Mme Godsill, dès que, vers vingt heures, elle vit revenir Lucienne, pimpante en son crêpe ondulé.

Tout ce temps pour s’habiller, réfléchis-je : ne se serait-elle pas aussi un peu déshabillée, au Ségur 102-90 ?…

Mais Mme Godsill la questionnait :

— Où est donc la tapisserie ?

Lucienne verdit :

— La tapisserie ?… ah ! flûte, alors !…

Et certaine, instantanément :

— C’est papa. Attends : qu’est-ce qu’il va prendre !

Elle bondit dans mon cabinet, chercha dans l’indicateur du téléphone le numéro d’un bistrot où l’auteur de ses jours devait traîner son dernier apéritif. Elle tombait juste. Je me convainquis, à la vivacité des propos lancés à mon lointain ravisseur, que le