Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/29

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C’est dans une de ces écoles buissonnières que, par un beau soleil d’hiver, sur le ruisseau gelé qui bordait le boulevard François-Zola, au pied d’un clair platane dépouillé de sa feuille, j’entendis les premiers vers de la Nuit de Mai, tels que René les avait retenus de la veille, déclamés par ses grandes sœurs. Ce fut le coup de foudre. Je priai René de reprendre, et le bonheur recommença. Dès ce jour fut formé, de lui à moi et de nous deux au chantre divin du printemps, un lien d’affection solide et profonde : intelligence d’un rythme, la passion d’une douce cadence choisie, l’amour d’une inflexion unique en étaient le secret renouvelé sans cesse. Aimer Musset à la folie, n’aimer vraiment en fait de poète que lui, lui soumettre en droit tous les autres, ce fut longtemps comme le signe et le sceau vivant de notre amitié. Ce qu’il y a de fanatique et d’exclusif dans une admiration si fréquente dans la jeunesse est parfois expliqué par l’âge de cette poésie et de ses amateurs. Mais cela rend-il bien raison d’un attachement presque farouche aux particularités secondaires de cet art, de cette éloquence, par exemple la façon de croiser les rimes ? Ces entrelacs, dont Musset a tiré un si bon parti, en venaient à nous éblouir jusque dans les mauvais vers du Tancrède de Voltaire. Nous ne faisions qu’y retrouver le mouvement et le parfum d’une Muse adorée.

Les beaux esprits qui font les « artistes », qui rient de ce prestige ou qui le contestent, ne sauront jamais ce qu’il entre de trouble amoureux dans l’ivresse lyrique. Le génie de Musset participe de l’élément. Cela ne suffit pas à parfaire un poète : cela fait comprendre comment ses magnificences profondes furent voilées mais non éteintes par son siècle et pourquoi l’Orphée déchiré verse encore des chants si forts sur le flot cruel qui le roule. Il serait d’un goût faible et pauvre de s’en tenir toujours à lui. Mais n’avoir jamais déliré à propos de lui ne signifie rien de bon. Pour nous, le besoin de le lire et de le répéter était