Page:Les œuvres libres - volume 42, 1924.djvu/292

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
286
LES MÉMOIRES D’UN IMMORTEL

Elle vient de loin m’apporter des fleurs. Ses yeux sont rouges.

Demain, elle recevra un télégramme, la conviant à reprendre sa place, avec des émoluments doublés. Pas demain : ce soir !

Ce soir. Mais encore faut-il que Tornada ne n’entrave plus trop longtemps.

Il me fait poser, ce satané chirurgien. Je pose encore pour le Mécène qui succède à la dactylo. C’est un financier qui fonde des prix littéraires. Il a soixante ans. Il est maigre, comme étiré, avec un nez en bec de chouette et des doigts en spatules appropriés par la nature, dirait-on, à sa fonction sociale, de sorte que le nez puisse se convaincre que l’argent n’a pas d’odeur et que les doigts palpent plus expertement les billets de banque. J’avais cru d'abord qu’il m’admirait. Il me servait à tous propos des bribes de mes vers. Il les écorchait, mais on encaisse sans sourciller les fautes de prosodie d’un profane, quand c’est vous qu’il cite en public. Je compris plus tard qu’il tirait exclusivement vanité de ma rosette à ses réceptions. Plus tard aussi, Lucienne m’apprit qu’il la courtisait. Nous nous moquions, au sortir de ses festins, de ses airs penchés. Je croyais qu’elle lui résistait. Le faut-il croire encore ?… Il n’a regardé que le portrait. Il a réclamé Madame. La réponse d'Anna, qu’elle était sortie, l’a fait fuir.

Et ce Tornada qui n’arrive pas !…

Oh ! je suis sans inquiétude. Rien que l’intérêt scientifique le ramènera auprès de moi avant la mise en bière. Pourquoi se presserait-il ? il a quelques heures encore. Il m’a promis l’évasion pour après le déjeuner. Mais l’après-déjeuner oscille entre quatorze et dix-sept heures. Il n’en est que seize. Il est si occupé. Une opération urgente peut l’avoir retenu. Il doit aller conter son aventure au préfet de Police. On attend dans les bureaux. Il m’aime, cet homme.

Une heure passe encore. Pour me faire patienter, le destin me délègue Raoul Givers. C’est un autre