Page:Les Aventures de Huck Finn.djvu/107

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nos pipes et à veiller. Soyez tranquille, Huck, j’aurai l’œil ouvert.

En effet, il le tint si bien ouvert qu’il se levait à chaque minute en criant :

— Voilà le Caire ! Je serai bientôt libre !

Pas du tout. C’étaient des feux follets ou des vers luisants. Alors il se rasseyait et se remettait à veiller, ce qui ne l’empêchait pas de bavarder. L’idée d’être si près de la liberté lui donnait la fièvre. Je ne me sentais pas non plus à mon aise, parce que je commençais à m’imaginer qu’il était déjà libre. Et à qui pouvait-on s’en prendre ? À moi seul. Je n’y avais pas encore songé et cela me troublait. Mon père se serait dépêché d’arrêter un esclave fugitif, même sans l’espoir d’une récompense ; il aurait rougi de tendre la main à un noir. Je n’avais pas conseillé à Jim de s’évader ; mais sachant à quoi m’en tenir, n’aurais-je pas dû donner l’éveil ? Un nègre qui s’enfuit est un voleur, et je l’aidais à dépouiller cette pauvre miss Watson, qui ne me voulait que du bien.

Voilà ce que me disait ma conscience, et plus je l’écoutais, plus je me trouvais méprisable. C’est pour le coup que j’avais des fourmis dans les jambes ! Chaque fois que Jim gambadait autour de moi en s’écriant : « Voilà le Caire », j’aurais voulu être loin.

Il parlait tout haut tandis que je m’adressais tout bas des reproches. Bientôt il se mit à marcher à côté de moi en me racontant ce qu’il comptait faire une fois qu’il serait dans les États libres. Il travaillerait ferme et ne dépenserait pas un cent afin d’amasser de quoi racheter sa femme, qui se trouvait sur une ferme près de Saint-Pétersbourg. Ensuite, ils travailleraient ensemble pour affranchir leurs deux enfants, et si le maître refusait de les vendre, on demanderait à quelque abolitionniste de les enlever en cachette.

Sans le voisinage du Caire, Jim n’aurait jamais osé parler ainsi. À peine se croyait-il libre, qu’il brûlait de mettre les autres en liberté. Il me déclarait sans se gêner qu’il voulait voler ses enfants — ses enfants qui appartenaient à un homme dont je n’avais pas à me