Page:Les Braves Gens.djvu/112

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
100
LES BRAVES GENS.

peuples heureux, il n’eut pas d’histoire. Sa vie était un fond uniforme d’occupations peu variées, sur lequel se détachaient quelques épisodes ou charmants, ou tristes, ou tragiques ; par exemple, les visites au cottage de Marguerite, à dix minutes de la ville ; une maladie grave de son camarade Roussel, que ses parents emmenèrent dans le Midi, et qu’il ne revit plus ; un combat singulier contre un épicier : — cet épicier en herbe avait pris la mauvaise habitude de lancer des trognons de choux aux disciples de M. Sombrette ; Jean lui avait endommagé l’œil droit ; — la grande colère de M. et de Mlle Sombrette contre l’élève Tonquin : — par de fallacieuses promesses, il avait attiré un chien dans l’intérieur de l’établissement et l’avait attaché par la queue à la corde de la cloche ; — l’expulsion de Maltravers, qui, deux fois de suite, avait été surpris à mentir ; la mort de maître Jacquin, suivie à une courte distance de celle de Mme Jacquin, et les bruits fâcheux qui avaient couru sur le compte de Charles Jacquin. Ce dernier événement avait frappé Jean d’autant plus vivement, qu’il y perdait une de ses illusions. Charles Jacquin, autant qu’il s’en souvenait, était si drôle, si malicieux, que dans le secret de ses pensées, et sans en rien dire à personne, Jean avait souvent souhaité de lui ressembler. Et voilà qu’on en parlait avec indignation ! Quand il vint liquider les affaires de la succession, on le trouva hautain et dédaigneux, et en somme, il partit, laissant peu de regrets.

Jean retrouvait encore dans ses souvenirs, quand il était en veine de rêverie, certaines promenades dans la prairie, qui lui revenaient à la mémoire, plutôt que d’autres promenades plus récentes, sans qu’il pût savoir pourquoi ; les promenades à cheval, et les assauts d’armes avec l’oncle Jean ; un accident très-grave arrivé à un ouvrier ; le sang-froid de sa mère quand tout le monde perdait la tête, et les bénédictions qui s’élevaient sur son passage ; la visite d’un jeune cousin, qui semblait l’exacte copie de Michel de Trétan, — à moins que Michel de Trétan ne fût l’exacte copie du cousin, ou encore à moins que tous les deux ne fussent l’exacte copie d’une tierce personne que Jean ne connaissait pas. — Puis, en fouillant bien, Jean retrouvait encore dans ses souvenirs le premier lièvre qu’il avait manqué ; son initiation douloureuse aux principes du grec ; son désespoir en face d’un alphabet nouveau ; les encouragements de sa mère, les secours obligeants de M. Sombrette, et finalement son triomphe.

Et quelles soirées heureuses passées au foyer de la famille ! Marthe