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LES BRAVES GENS.

et maman travaillaient silencieusement ; papa parcourait son journal et s’interrompait parfois pour lire un fait intéressant, ou critiquer la conduite de la Chambre, tandis que lui, plongé dans quelque thème ou dans quelque version, il sentait vaguement qu’il était heureux, et que pour rien au monde il n’aurait voulu mener une autre vie que celle qu’il menait. Ou bien il venait des amis, et tout en tâchant de se garer des barbarismes et des solécismes, il entendait dans une sorte de bourdonnement indistinct éclater les mots de matières premières, d’élections ; on parlait du mauvais esprit de certains ouvriers, des menées de certains personnages mystérieux qui apparaissaient tout à coup à Châtillon sans avoir rien à y faire, qui dépensaient beaucoup d’argent sans travailler, qui parlaient continuellement aux ouvriers de leurs droits, sans jamais dire un mot de leurs devoirs, et qui disparaissaient comme ils étaient venus, après avoir bien attisé le feu. Il y avait eu à propos de l’un d’eux une petite scène fort gaie, où l’ancien maître d’armes avait eu le beau rôle.

Il était venu un grand gaillard, vêtu en ouvrier, et qui se présentait pour parler dans toutes les réunions d’ouvriers : il produisait un certain effet. M. Aubry, qui était devenu flâneur depuis qu’il était rentier, se trouvant à la ville, entra dans une de ces réunions. Au moment où l’étranger parut sur l’estrade, M. Aubry se frotta les yeux comme s’il eût craint d’être dupe d’une illusion d’optique. Quand l’autre parla, il n’eut plus de doutes. Il l’écouta d’abord avec assez de patience, pour voir où il en voulait venir. Mais quand il l’entendit parler des ouvriers, « ses frères », et de leurs souffrances qui étaient les siennes, et de leurs espérances qui étaient aussi les siennes, il n’y tint plus, et s’écria sans trop se préoccuper des termes qu’il employait : « Dis donc, Philoxène, tu sais que tu es un blagueur, et que tu es ouvrier comme moi ! »

L’assistance devint bruyante et houleuse, M. Aubry était calme et souriant ; l’orateur, tout déconfit, ouvrait des yeux effarés, et ne savait plus s’il devait continuer ou en rester là. M. Aubry reprit :

« Si tu ne descends pas de là tout de suite, je raconte ton histoire ! »

L’orateur fit un mouvement que l’on peut comparer à un plongeon et disparut au milieu des rires et des huées.

L’orateur malencontreux n’était autre que ce filleul de M. Aubry, qu’il n’avait pas vu depuis vingt-cinq ans, à l’époque du baptême de Jean. Depuis, il était venu plusieurs fois, en piteux équipage, extorquer quelque argent à son parrain. M. Aubry avait fini par l’écon-