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LES BRAVES GENS.

La maison, suivant l’expression de Mme Aubry, « ne se ressemblait plus, » depuis l’installation des nouveaux locataires. Et comment, je vous prie, une maison se ressemblerait-elle lorsqu’elle contient onze personnes au lieu de deux ? Il y avait bien aussi quelques autres petites différences, qui choquaient les idées d’ordre et de propreté de la bonne dame. Si ses locataires n’eussent pas été ses obligés, elle ne se serait pas fait faute de leur dire que les papiers de tenture ne sont pas faits pour qu’on y inscrive son nom ni pour qu’on y trace des pensées philosophiques ou satiriques, ni pour qu’on y dessine des bonshommes (civils ou militaires), ni pour qu’on y imprime la trace de ses doigts, ni pour qu’on y établisse un tableau comparatif de la taille de chacun des membres de la famille, avec une bonne barre pour marquer le niveau de la crue, et les noms, et les dates, et tout ! Elle aurait fait observer que les rampes d’escalier ne sont pas faites pour qu’on les descende à califourchon ; ni les allèges des fenêtres pour qu’on y mette sécher le linge domestique ; ni les salons (triangulaires ou non) pour qu’on y laisse vaguer, en toute liberté, trois cochons d’Inde, d’un caractère morose et d’une propreté douteuse. Croyez-vous aussi que les deux poiriers rachitiques de l’arrière-cour ont été plantés pour qu’on y installe une balançoire qui les achèvera, malades comme ils sont, ou encore pour qu’on s’y taille des cure-dents ? Voilà ce que Mme Aubry n’aurait pas manqué de dire si les Loret n’avaient pas été plutôt ses hôtes que ses locataires. Mais elle se contenait, toute nerveuse qu’elle était, pour ménager ces pauvres gens, avec une patience aussi héroïque qu’un solliciteur qui se contient par politique devant un protecteur puissant.

« La pauvre femme, disait-elle en parlant de Mme Loret, a déjà bien assez de mal. Comment surveillerait-elle une famille si nombreuse ? » Et quand elle venait à la ville, elle souriait stoïquement à la vue de toutes les libertés que prenait, avec sa maison, la nombreuse famille de l’huissier.

Les fils de M. Loret apparaissaient dès l’âge le plus tendre, revêtus de vareuses velues, comme celle du papa. Il semblait qu’il suffît