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LES BRAVES GENS.

donna les têtes de passage, et certains de ces clients timides qui n’osent jamais souffler mot, même quand on les écorche au lieu de les tondre. C’est alors que Thorillon se transformait. De morne et d’endormi, il devenait gai, actif et bavard : un vrai Figaro. C’était plaisir de l’entendre dire, du ton d’un garçon coiffeur bien appris : « Le rasoir ne fait pas mal à monsieur ? — Mettrai-je de la poudre à monsieur ? — L’eau est prête pour monsieur ! — Un petit coup de brosse à monsieur ! »

Puis il se mit à fréquenter pendant quelque temps le café des Trois-Rusés, dans la petite rue Trompe-Souris, où se réunissaient, dans un salon particulier, les domestiques de bonne maison. Il y passait des heures, non pas à boire, mais à bavarder et à interroger ; et il en sortait avec une figure de jubilation.

D’autres fois, sa manie errante le conduisait à la cuisine, où avec le plus grand sérieux il revêtait un grand tablier bleu, et se mettait, avec une sorte de zèle furieux, à éplucher les légumes et à récurer les casseroles, malgré les protestations de Justine, qui au fond n’était pas trop fâchée.

Aux heures où les employés avaient quitté le bureau, il s’y renfermait avec soin, et, sans douter un instant de son honnêteté, on se demandait ce qu’il y pouvait faire. Peut-être, si on l’avait su, aurait-on écrit tout de suite au directeur de l’asile des aliénés, pour lui annoncer un nouveau pensionnaire. Il s’asseyait sur une chaise, dans un coin, comme pour s’exercer à attendre patiemment. Puis, comme si un coup de sonnette eût retenti, il courait à la porte d’entrée des bureaux, faisait semblant de l’ouvrir à un visiteur fantastique, s’effaçait pour le laisser passer, et lui demandait qui il aurait l’honneur d’annoncer. Selon la réponse qu’il s’était forgée à lui-même, et qu’il accueillait toujours avec un sourire obséquieux, il annonçait à la porte de l’autre pièce : « Monsieur le Sous-Préfet ! Monseigneur l’Évêque ! Monsieur l’Ingénieur en chef ! »

Il annonçait trois fois, quatre fois, dix fois de suite la même personne, jusqu’à ce qu’il fût satisfait de l’intonation. Alors il retournait s’asseoir, et continuait de s’exercer à la patience.

D’autres fois, il ouvrait à deux battants la porte de communication et annonçait avec emphase : « Madame est servie. »

Un beau jour, il coupa sa barbe pelucheuse, ne réservant que deux favoris en côtelettes, et il arbora une cravate blanche. Ce fut la joie des jeunes employés pendant toute la journée. Le soir, il prit à part