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LES BRAVES GENS.

quoi, et regardant courir les nuages. Le médecin consulté dit que c’est l’âge qui veut cela.

Mais Jean était trop simple et trop sensé pour se complaire dans des rêveries énervantes, et dans je ne sais quelles aspirations à l’idéal, qui font qu’un grand benêt de seize ans (le benêt de toutes les romances sentimentales, qu’il soit en redingote moderne ou en pourpoint renaissance) demande aux hirondelles où elles vont, prie les alouettes de l’enlever dans l’immensité du ciel bleu, et adjure le rossignol de lui révéler le secret de son insondable tristesse.

C’est l’âge où les jeunes garçons se transforment en jeunes gens, âge pénible pour le corps, dangereux pour l’âme ; âge où ceux qui n’ont pas des principes solides et des guides sûrs, sous prétexte d’enfourcher l’idéal, se lancent à corps perdu dans les sottises les plus prosaïques.

Lorsque Jean, le digne fils de sa mère, se surprenait à rêvasser et à vagabonder à la suite des nuages, il tressaillait, se levait et se mettait à marcher. Heureusement qu’il n’avait pas été élevé dans le culte de soi-même. Au lieu de dire en prose ou en vers, j’ai du vague dans l’âme, ou mon âme est une lyre ou une harpe éolienne ou tout autre instrument de la lutherie romantique, il se disait : Je divague, il est temps de revenir sur la terre. Et sur la terre que trouvait-il ? Le devoir sous toutes ses formes. Mais, diront les âmes sensibles, pour un cœur qui s’ouvre à la poésie, le devoir, c’est bien prosaïque.

Prosaïque ! Qu’y a-t-il au monde de plus poétique et de plus grand que la lutte, la souffrance, et l’intime et fortifiante jouissance du triomphe que l’on remporte sur soi-même ? C’est parce qu’il est austère et difficile que le devoir est l’idéal de la vie. Les moralistes à l’eau de rose, qui disent que le devoir est facile et que la vertu est toujours récompensée, nous trompent presque aussi cruellement que les romanciers, pour qui la vie est une promenade en nacelle, sur un lac bleu, à la clarté des étoiles. La vie est une bataille : voilà la vérité ; et s’il y a un bonheur possible au monde, il est pour les vaillants.

Quand Marthe eut ses vingt-quatre ans accomplis, tout Châtillon sut pourquoi les Defert étaient tristes. Marthe, depuis plusieurs années, avait annoncé à sa mère qu’elle avait le désir de se faire religieuse. Mme Defert lui ayant demandé du temps, Marthe avait attendu avec obéissance l’époque fixée par sa mère, et lui avait annoncé le matin même que sa résolution n’avait pas changé.

Quand la nouvelle se répandit, on fut d’abord tout à la surprise.