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Page:Les Braves Gens.djvu/161

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LES BRAVES GENS.

Ce premier moment passé, les habiles affirmèrent qu’ils avaient deviné cela bien longtemps d’avance ; les gens qui veulent tout expliquer trouvèrent toutes sortes d’explications, excepté la bonne ; les plaisants déclarèrent que cela les aurait moins surpris si Mlle Defert eût été laide ou pauvre ; les braves gens admirèrent de bonne foi une vocation qui n’était pas suspecte. Les jeunes filles vantèrent avec force exclamations la foi de Mlle Marthe, mais sans aucune intention de l’imiter. Mlle Ardant avoua que la vie religieuse a du bon, mais qu’elle ne pourrait jamais, pour sa part, s’astreindre à se lever avant l’aube. Mlle Bailleul dit, en jouant négligemment avec ses belles boucles, que c’était une horreur de penser que, pour être religieuse, il fallait commencer par se faire raser la tête, et que cela devait décourager bien des vocations.

M. le curé de Sainl-Lubin faisait, ce soir-là, sa partie de boston chez la vieille marquise d’Argencelles.

« Arrivez donc, monsieur le curé, lui dit la marquise dès son entrée ; vous êtes en retard de dix minutes, et nous grillons de savoir ce qu’il faut penser de la fameuse nouvelle. Est-ce vrai que cette petite Defert va prendre le voile ?

— C’est vrai.

— Il me semble, dit un des habitués, que cette idée-là lui est venue bien vite. Elle était encore au bal il y a huit jours.

— Elle y allait par obéissance.

— Oh ! par obéissance ! reprit l’habitué d’un ton narquois ; une obéissance qui ne lui coûtait guère, en tous cas ; je n’ai jamais vu danser d’aussi bon cœur.

— Baron, dit la marquise en souriant, vous êtes une mauvaise langue. Je suis sûre, comme le dit M. le curé, qu’elle allait au bal par mortification, la pauvre petite ; sans cela, ce serait à faire croire… »

Et la bonne dame, habilement, laissa sa phrase suspendue, en manière d’interrogation indirecte. Elle espérait secrètement qu’il y avait là-dessous quelqu’une de ces histoires dont les dames, jeunes ou vieilles, marquises ou bourgeoises, sont, dit-on, si friandes. Le curé ne devina même pas que l’on tendait un piège à sa simplicité, et il répondit avec bonhomie :

« Pardon, madame, j’ai dit obéissance et non pas mortification. Il y a quatre ans déjà que Mlle Defert a manifesté le désir d’entrer en religion. Comme c’est une jeune personne qui a du cœur, elle a cédé aux instances de sa mère, qui désirait mettre sa vocation à l’épreuve,