Page:Les Braves Gens.djvu/18

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
6
LES BRAVES GENS.

Lorsqu’il songeait aux lettres qu’il venait de porter, c’était pour se dire combien les gens qui les avaient reçues devaient être honorés d’une pareille faveur. Ils les garderaient sans doute dans leurs archives de famille.

Sa pauvre cervelle eût été bien bouleversée s’il avait pu connaître l’effet de la nouvelle qu’il avait semée sur son chemin comme une traînée de poudre.

Les bonnes gens comme il y en a encore pas mal, quoi qu’on dise, se réjouissaient, à cette heure, de la joie que devaient éprouver M. et Mme Defert ; ils avaient si longtemps désiré un fils !

Les égoïstes ne s’en souciaient pas plus que si la maison Defert et Cie eût fait l’emplette d’un petit chat ou d’un écureuil.

Les gens d’affaires disaient en hochant la tête : « Voilà la dot des demoiselles Defert diminuée d’un tiers. » Les niais et les superstitieux, considérant que cet enfant était né un vendredi, 13, lui prédisaient une fin sinistre.

Le suisse, le bedeau et le sonneur de la paroisse Saint-Lubin spéculaient d’avance sur la joie de M. Defert et sur sa générosité bien connue.

Le principal du collège, homme prévoyant, fit entrer le nouveau-né dans ses combinaisons d’avenir, et envoya, sans tarder, sa carte avec un mot de félicitation. Quant aux mères qui avaient des filles à marier, elles se désintéressèrent dans la question, en considérant l’âge du jeune cavalier qui venait de faire ses débuts dans le monde.

Les braves gens qui avaient perdu quelque enfant, pleurèrent silencieusement à cette nouvelle qui renouvelait leur chagrin avec leurs souvenirs, et souhaitèrent du fond de leur cœur que les Defert fussent plus heureux qu’ils ne l’avaient été eux-mêmes.

Mme Defert, penchée sur le berceau, trouvait son fils le plus bel enfant du monde. Le père, tout pensif, lui donnait à tenir un de ses doigts dans une de ses petites menottes maladroites, et affirmait que l’enfant le serrait à lui faire mal. « Car, disait-il, ce jeune monsieur est fort comme un Turc, et je le vois déjà à la tête de la fabrique ! »

L’objet de tant de pensées et de sentiments divers, comme s’il eût eu quelque connaissance, en sa jeune cervelle, du bien et du mal que l’on disait de lui, et des destinées contradictoires qu’on lui prédisait, tantôt faisait une grimace qui ressemblait à un sourire, tantôt un sourire qui ressemblait à une grimace ; tantôt rouge, et les poings fermés, comme un boxeur irascible, il semblait lutter contre