Page:Les Braves Gens.djvu/17

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
5
LES BRAVES GENS.

escaliers ou escalades qui conduisent d’un quartier à un autre. Cela seul suffirait à expliquer pourquoi Thorillon fut si longtemps absent de la maison. Il y a d’autres raisons encore.

Thorillon entendait l’exactitude à sa manière. Si, par exemple, M. Defert lui eût expressément recommandé de ne pas perdre une minute, il n’aurait pas perdu une minute ; mais M. Defert lui avait dit simplement de porter les lettres, il les portait, mais en se donnant quelque liberté et en s’accordant quelques distractions.

Quand le savetier du coin vit que Thorillon avait sa ceinture de cuir, il en conclut que ce jeune homme partait en mission : et comme il se faisait un devoir de se mêler autant que possible de tout ce qui ne le regardait pas, il le siffla familièrement, et lui demanda ce qu’il y avait de neuf.

« Il y a de neuf que nous avons de ce matin un garçon superbe ; je ne l’ai pas vu, mais monsieur dit que c’est un vrai gaillard. Maintenant, il faut que je vous quitte, car je suis pressé. »

Et l’on vit sa figure souriante, effarée, et sa ceinture de cuir dans les régions supérieures de la ville, d’où l’on aperçoit la vallée de la Louette toute parsemée de saules et de peupliers, la prairie qui d’en haut semble une immense pelouse, et les coteaux plantés de bois et de vignes ; on les vit dans les régions inférieures où les rues s’engouffrent brusquement sous des voûtes et sous des porches humides ; on les vit sur le pont ; on les vit au faubourg ; on les revit enfin rue du Heaume, dans les bureaux de la maison Defert et Cie.

Là, Thorillon, de courrier redevenu scribe, se mit à copier je ne sais quelles paperasses auxquelles il ne comprenait pas un mot. Tout en grossoyant, il repassait avec délices dans sa tête les amusements de la journée : la course d’abord, les chiens qu’il avait exaspérés jusqu’à la fureur derrière les portes cochères, les chats dont il avait troublé la sieste, les étages qu’il avait descendus à cheval sur la rampe, et les gamins qu’il avait colletés. Calme et inoffensif dans la vie privée, Thorillon devenait susceptible et batailleur quand il avait sa ceinture de cuir et son caractère officiel ; il s’irritait de la moindre raillerie, qui lui semblait alors s’adresser à la maison Defert et Cie en personne.