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LES BRAVES GENS.

café du Commerce : « Vous savez la nouvelle ? les locataires de Barre-y-Va nous quittent. » Et les commentaires vont leur train au bruit des billes qui s’entre-choquent sur le tapis du billard, des dominos que l’on traîne sur le marbre des tables, et des dés que les joueurs de jacquet agitent dans le cornet et jettent sur le fond de la boîte, à tour de rôle.

De prétendus amateurs de villégiature profitent de l’occasion pour visiter le pavillon ; ils espèrent se faire une idée de l’ameublement, et surprendre les locataires dans leur intérieur. Mais ils sont bien attrapés. Pour tout locataire, ils trouvent Thorillon en manches de chemise, qui se démène au milieu d’un chaos de caisses, de valises et de porte-manteaux, ficelant, empaquetant, clouant et surtout sifflant à tue-tête, et gai comme un pinson. M. Nay, madame et le petit garçon ont pris les devants. Baptiste a donc une mission de confiance dont il est encore plus fier que de sa belle écriture. Quand il n’en peut plus à force de clouer, de ficeler, d’empaqueter, d’emballer et de siffler, il ferme le pavillon, met la clef dans sa poche qu’il ferme avec une épingle, pour plus de sûreté. De la route, il jette un regard de satisfaction sur son écriteau, et s’en va prendre ses repas dans le petit cabaret de Barre-y-Va, que fréquentent les douaniers et les matelots.

On l’entoure, on l’interroge, et c’est ce qu’il demande ; car, après s’être fait prier un peu, pour la forme, il entame l’histoire des splendeurs, des projets et des vertus « de la famille ». Les matelots apprennent avec satisfaction que M. Nay en a fini avec la basse Seine, et trouvent, comme Baptiste, qu’un autre ingénieur sera bien suffisant désormais pour finir ce qui a été si bien commencé. Désormais, M. Nay a mieux que cela à faire. « Nous irons bientôt en Espagne faire les études d’un tracé de chemin de fer ; de là en Italie ; ensuite nous verrons ! Comme nous serons forcés de vivre un peu en bohémiens, Madame, pendant ce temps-là, ira chez sa mère, où elle ne sera pas de trop, car la seconde fille de Madame va la quitter pour se faire religieuse »

Il se trouve justement dans l’auditoire un matelot qui a relâché une fois à Gibraltar. Il est vrai que Gibraltar est dans le midi de l’Espagne et que M. Nay et Baptiste doivent opérer dans le nord. Baptiste ne s’inquiète pas de cette circonstance bien minime à ses yeux et interroge le matelot avec avidité. Il apprend, avec surprise, que Gibraltar appartient aux Anglais ; et il demande au matelot pourquoi les Espagnols permettent ça.