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LES BRAVES GENS.

aimer encore soi-même, on n’ose plus les redire, de peur de trouver les gens ennuyés ou distraits. Non-seulement celui-ci écoutait avec une patience inépuisable, mais encore il se faisait redire certains points jusqu’à deux et trois fois, et il semblait toujours y prendre un plaisir extrême. Il pria l’oncle Jean de lui montrer son brevet de la Légion d’honneur. Quand il l’eut longuement contemplé, il mit la main sur son cœur, et fit à l’oncle Jean un salut roide, mais profond. Quand il eut obtenu de voir les états de service du capitaine, il fut saisi d’enthousiasme, et prenant à deux mains la main du brave soldat, il la tint si longtemps serrée, que l’oncle Jean put croire qu’il songeait à la garder comme un précieux souvenir.

Une autre fois, c’étaient des questions sans fin sur l’armement, l’habillement, le campement, la vie du soldat, le maniement des armes. L’histoire du lieutenant Taragne le faisait frissonner ; l’histoire du singe qui avait mangé les chemises du capitaine, quand il l’eut bien ruminée et bien comprise, le précipita dans de telles convulsions de rire, que le capitaine aurait pu croire qu’il avait été jusque-là un narrateur incompris. Mais si le capitaine était trop modeste pour aller aussi loin, il ne pouvait s’empêcher d’aimer et de prôner celui qui lui causait de si douces émotions. Et puis, il fallait voir de quel ton enthousiaste Karl parlait de la brave armée française, et de la grande nation française ! À l’entendre, c’était la reine du monde ! Le cœur du capitaine en était tout réjoui. Le digne homme s’en voulait à mort d’avoir si longtemps détesté les étrangers.

Quand toute la famille partit pour conduire Marthe, le cœur tendre de Karl fut si ému pendant toute l’absence de ses hôtes, que bien souvent il ne savait plus ni ce qu’il disait ni ce qu’il faisait. Laissé seul à la maison, avec prière de se considérer comme chez lui, c’est machinalement qu’il mangeait et machinalement aussi qu’il se faisait servir du champagne. Le champagne égaye les gens tristes. Dans ces occasions, la douceur de son caractère semblait altérée ; les symptômes extérieurs de cette affection mentale étaient une inflammation extraordinaire du nez, un clignotement de paupières et un commencement de bégayement. Alors il rudoyait Pierre, ou bien, pris d’un subit accès de tendresse, il lui parlait confidentiellement de l’objectif et du subjectif, ou bien il lui faisait de longues tirades sur la corruption des Welches (sans lui dire ce que c’était que les Welches), sur la grande patrie allemande, sur le rôle sublime et la mis-