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LES BRAVES GENS.

sion providentielle de la belle race germanique. Mais ce n’étaient là que des crises aiguës, il redevenait bientôt lui-même.

Il était très-assidu à la fabrique ; il comprenait lentement, mais sûrement, et sa modestie était telle, qu’il ne se vanta jamais d’avoir surpris certains secrets de fabrication qu’on ne s’était pas chargé de lui apprendre. Les ouvriers ne l’aimaient pas ; il se mêle, disaient-ils, d’un tas de choses qui ne le regardent pas.

Lorsqu’il avait du temps devant lui, Karl aimait à faire de longues promenades dans la campagne ; il aimait tant « la grande nature » ! Mais toujours positif autant que poétique, il s’enquérait de l’état de la campagne, du rendement des terres, des débouchés. Au bout de quelques mois de cet exercice, il connaissait les ressources de l’arrondissement aussi bien que le sous-préfet, qui était payé pour cela.

Un jour, le préfet, en tournée de révision, s’embourba dans un chemin vicinal : ce fut le thème de toutes les conversations. Ce haut fonctionnaire avait été obligé de chercher un refuge dans une ferme et de coucher dans le foin.

On racontait l’aventure en présence de Karl. Il écoutait de toutes ses oreilles, selon son habitude, et, quand tout le monde eut parlé, sans que personne eût pu dire quelle autre route le préfet aurait dû prendre, ce fut Karl qui l’indiqua avec beaucoup de précision. Comme on le complimentait sur ses connaissances topographiques, il rougit d’abord, et se mit ensuite à rire ; il avait passé là par hasard, prétendait-il, pour aller voir un château en ruines.

Eh bien ! en parlant ainsi, Karl se calomniait ; il connaissait non-seulement cette route, mais encore toutes les autres, et c’est sans doute par modestie qu’il faisait l’ignorant et parlait du hasard.

Une autre fois, un des charretiers de la fabrique allait partir pour chercher des chardons à foulon, dans une commune éloignée. Un contre-maître lui donnait ses instructions. Le charretier annonça qu’il prendrait un certain chemin qu’il indiqua. Il n’ajouta pas que cette route allongeait le trajet, et qu’il la préférait parce qu’il y trouverait plus de cabarets que sur l’autre. Le contre-maître ignorait sûrement cette circonstance, que Karl lui révéla.

Le charretier marmotta entre ses dents quelque chose sur les gens qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas, et prit, furieux, la route où il y avait moins de cabarets. Ce jour-là Karl se fit un ennemi. Comme il était dans ses idées de n’en pas avoir, il se promit de ne plus se mêler des affaires des autres, quand cela pouvait le compromettre.