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LES BRAVES GENS.

que je deviens d’une sagesse effrayante. Le maître d’études se demande ce que cela veut dire, et si cela n’aboutira pas à quelque mystification. Tiens, écoute encore ceci : Tu sais que le rêve de mon père serait de me voir médecin à la Chènevotte, et que mon rêve à moi est, ou plutôt était, de vivre et de mourir cultivateur.

— Oui ! eh bien ?

— Eh bien ! « Nous avons changé tout cela ». Tout mon désir était donc de vivre à la campagne, à cheval, au grand air. Patatras ! je ne sais pas comment cela se fait, mais j’ai changé d’idée. Oui, j’ai changé d’idée, et ta mère est pour quelque chose là-dedans.

— Comment cela ?

— Elle ne m’a jamais donné un conseil là-dessus, c’est vrai ; elle ne m’a jamais fait la leçon, je ne pourrais pas citer un mot de sa part qui ait trait à mes projets d’avenir. Et cependant, je sais que si je n’étais pas venu ici, je n’aurais pas changé d’idée : voilà tout.

— Tu plaisantes ?

— Je ne plaisante pas. En causant avec elle de choses et d’autres, il m’est venu à l’esprit des scrupules auxquels je n’aurais jamais songé de moi-même. Veux-tu que je te dise le fin mot ? il m’a semblé que la bonne petite vie que j’arrangeais si bien était une bonne petite vie d’égoïste, pas autre chose.

— Cependant, voyons, un grand propriétaire peut faire beaucoup de bien autour de lui.

— Cela n’entrait pour rien dans mes plans, et je me connais si bien, que même maintenant, si je menais cette vie-là, je ne songerais bientôt qu’à moi, qu’à mon bien-être, qu’à mes fantaisies.

— Tu te calomnies.

— Je demande à n’être pas interrompu à chaque mot. Si j’étudie la médecine, d’abord je fais à mon père le plus grand plaisir que je puisse lui faire, et je suis confus de n’avoir pas songé à cela plus tôt ; ensuite, je suis bien forcé de rendre service aux gens, puisque c’est mon métier. Il n’y a pas à dire ; à moins de se déshonorer, il faut bien qu’un médecin marche le jour, la nuit, par la pluie et par la neige. Donc je serai médecin, s’il plaît à Dieu, et mon père aura la satisfaction d’être le père d’un médecin.

— As-tu écrit à ton père ?

— Bien sûr ; puisque ma résolution était arrêtée, j’ai voulu lui faire cette surprise pour sa fête.

— Qu’est-ce qu’il a dit de cela ?