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Page:Les Braves Gens.djvu/23

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LES BRAVES GENS.

un véritable tapis de lentilles d’eau et de vastes feuilles de nénuphars, dont on voyait pointer les belles fleurs d’un blanc mat et pur. En d’autres endroits où le courant était plus resserré et plus rapide, on voyait dans l’eau, claire comme un cristal en fusion, ondoyer et se tordre de longues chevelures d’herbes aquatiques, tandis que le soleil dessinait de mobiles réseaux dorés sur le sable blond.

L’huissier fut saisi de ce grand calme de la nature, il en jouissait profondément, sans se donner la peine d’analyser et de gâter sa jouissance ; il se sentait aussi heureux et aussi gai que les petits poissons qui, pour s’amuser, remontaient le courant par flottilles. En ce moment, il ne songeait pas plus qu’eux qu’il pût y avoir au monde des tribunaux rendant des jugements, des débiteurs récalcitrants, et des huissiers chargés de les mettre à la raison.

Il fut ramené au sentiment de la réalité par le bavardage et les coups de battoir de quelques commères qui lavaient leur linge à un coude de la rivière, et que dérobait à sa vue une forêt de grands roseaux à feuilles flottantes et à longs panaches gris. Quand il passa près d’elles, elles affectèrent de pencher la tête sur leur tâche, pour n’avoir ni à le saluer, ni à lui refuser le salut. C’était un huissier, et les paysans se figurent volontiers que quand l’huissier les poursuit, c’est pour son propre compte et pour son propre plaisir. Les battoirs frappaient le linge avec un redoublement d’activité ; on ne recommença à babiller que quand l’huissier fut passé.

Cela lui fit bien quelque chose ; mais il ne s’appesantit pas sur cette petite circonstance. Ce n’était après tout qu’un des inconvénients de sa profession, et quelle profession n’a pas les siens ? Sur cette réflexion philosophique, il alluma une seconde pipe, et reprit de plus belle ses moulinets et ses exercices d’escrime.

Quand il traversa le hameau de Châtillonnet, quelques gamins s’enfuirent en le voyant. Au delà de Châtillonnet, la prairie, plus exposée aux inondations de la Louette, et aussi plus fertile, produisait une herbe plus drue et plus haute, toute constellée de grandes marguerites. L’huissier ne put résister au plaisir d’en cueillir un gros bouquet pour amuser ses enfants.

Arrivé près du bourg de Labridun, il remit sa grosse pipe dans sa poche, ôta son petit chapeau rond, et s’essuya le front. Il s’arrêta deux ou trois minutes, comme un acteur qui repasse une dernière fois son rôle avant d’entrer en scène ; puis il se dirigea vers une des