Page:Les Braves Gens.djvu/236

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
224
LES BRAVES GENS.

Il y eut donc à Châtillon un premier moment de stupeur, où l’on vit à nu les pensées et les sentiments de chacun. Puis le caractère français reprenant le dessus, on s’étourdit et l’on osa rêver le triomphe. Les affreux désastres qui marquèrent le commencement de la campagne firent rentrer les plus exaltés en eux-mêmes. D’offensive la guerre devenait défensive, et les esprits, sans deviner encore toute l’horreur de l’avenir, purent prévoir que la patrie aurait besoin de toutes ses forces.

Il y eut alors de tristes défaillances, de pénibles hésitations, mais aussi de grands et simples dévouements. On commençait à parler de levée en masse.

Mme Ardant apprit qu’un de ses oncles se mourait en Angleterre. Son devoir était d’aller le consoler à ses derniers moments. Seulement, comme elle ne pouvait jamais voyager seule, elle emmena sa fille, et son fils fut bien forcé de les accompagner. Il dit bien haut devant ses amis du Cercle qu’il partait malgré lui, mais qu’il serait bientôt de retour. Il paraît que la maladie de l’oncle d’Angleterre traînait en longueur, car on ne revit pas Ardant de toute la campagne.

Bailleul, qui était aux bains de mer avec sa tante, reçut de son oncle l’ordre formel d’y rester, et n’osa pas désobéir. Quand l’hiver fut venu et que les chalets d’Étretat devinrent inhabitables, la tante de Bailleul partit pour la Belgique, accompagnée de son fidèle chevalier. Dans les rues de Bruxelles, les gens s’arrêtaient pour regarder d’un œil surpris ce jeune Français qui se promenait pendant que ses camarades versaient leur sang sur tous les champs de bataille.

Parmi les jeunes gens qui n’osèrent pas quitter Châtillon, il se déclara comme une épidémie de charité. Un grand nombre prirent le brassard à croix rouge, se coiffèrent de la casquette à large visière, et montrèrent par les rues leurs grandes bottes fauves, en prenant un air affairé.

Depuis plusieurs jours, Jean était triste et silencieux. Il lisait les journaux avec une angoisse fiévreuse. Ne pouvant plus demeurer en place, il se levait brusquement, allait à la fenêtre, regardait sans rien voir, les yeux troubles, le cœur serré. Quand ses yeux rencontraient ceux de sa mère, il ouvrait la bouche, comme pour parler et semblait ne pouvoir s’y résoudre. À la fin, il n’y tint plus. Un soir, avec une brusquerie qui n’était ni dans son caractère, ni dans ses habi-