Page:Les Braves Gens.djvu/240

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
228
LES BRAVES GENS.

familles de ceux qui s’en iraient ? Est-ce que ce serait une grand perte pour nous ?

— Mais oui, ma chère, assez grande et même très-grande.

— Je regrette…

— Ne regrette rien… c’est peut-être encore ce qu’il y a de mieux à faire. Oui, c’est une idée. Comme nous ne pouvons pas renouveler nos approvisionnements de laine, je prévois le moment où le travail s’arrêtera. Je songe avec terreur à ce que nous pourrons faire de nos ouvriers à ce moment-là. Ils commencent à être difficiles ; on les travaille beaucoup, même en ce moment, ce qui est incroyable. Si nous perdons un quart de nos travailleurs, le travail pourra se prolonger d’autant jusqu’à des jours meilleurs. C’est beaucoup de gagner du temps. Quant à l’argent que cela pourra nous coûter, de toutes façons ce sera de l’argent bien employé. Décidément, ton idée est excellente. Veux-tu me faire le plaisir de sonner Justine ? »

Justine entra au coup de sonnette et fut chargée de prévenir M. Jolain qu’il faudrait réunir tous les ouvriers dans la grande cour, quand ils reviendraient de dîner.

Lorsque M. Defert entra dans la cour, il y régnait une grande agitation. M. Jolain n’ayant pu répondre aux questions des ouvriers sur l’objet de cette réunion, ceux-ci, excités déjà par les événements, se livraient aux suppositions les plus alarmantes ; on discutait bruyamment dans les groupes.

« Mes amis, dit M. Defert, écoutez-moi bien et comprenez-moi bien. Vous savez quelle est la situation du pays. La France a besoin d’hommes, et c’est un devoir pour tous ceux qui peuvent tenir un fusil, de partir à la défense de la patrie envahie. Beaucoup d’entre vous sont soutiens de famille ; s’ils ne partent pas, j’en suis sûr, c’est qu’ils ne veulent pas laisser les leurs dans la misère. Pendant toute la durée de la guerre, je me charge de leurs familles. »

Il y eut un murmure d’approbation ; puis des groupes se formèrent, les ouvriers semblaient se consulter. Enfin, un des ouvriers se détacha et vint parler à M. Defert, qui fit aussitôt un signe de la main pour demander le silence.

« Ce que je viens de dire, reprit-il, regarde non-seulement ceux qui s’engageront volontairement, mais encore ceux qui seront appelés en vertu de la loi ! »

« Vive M. Defert ! crièrent les ouvriers.

— Non, mes amis, vive la France ! »