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LES BRAVES GENS.

pour la souffrance, pour le dévouement qui pouvait lui coûter la vie. Sa douce figure, pâlie par la fatigue, lui avait rappelé celle de Marthe au moment où elle allait prendre le voile.

Dans les tableaux de batailles, quand le peintre veut exciter notre admiration, ce sont de jeunes têtes comme celle de Jean qu’il fait sourire au milieu de la fumée des canons et à la lueur des incendies. Quand le peintre, au contraire, veut émouvoir notre pitié et nous faire détester la guerre, ce sont aussi de jeunes figures comme celles-là que l'on voit pâles, inanimées. Le jeune soldat est tombé, il sourit encore parce que sa dernière pensée a été pour ceux qui l’attendent au foyer, et qui ne le reverront plus. À ces images qui lui revenaient en foule, Mme  Defert frissonnait dans le silence de la nuit. Le jeune soldat des tableaux qu’elle avait vu autrefois, c’était Jean. Alors elle avait beau faire appel à sa volonté pour repousser ces songes funèbres : avec une netteté effrayante, elle le voyait couché au coin de quelque bois, abandonné, la figure tournée vers les étoiles, et envoyant une dernière pensée à sa mère ; et son âme en devenait triste jusqu’à la mort. Vers le matin, elle reprit possession d’elle-même, et quand elle descendit au déjeuner, elle était pâle, mais calme.

« Le bon exemple, dit M. Defert en dépliant sa serviette d’un air de mauvaise humeur, ne porte pas toujours ses fruits ! »

Sa femme leva la tête avec surprise.

« Je viens de la fabrique, dit-il, et j’ai trouvé là, tranquillement installés à leurs métiers et à leurs broches, un tas de grands gaillards qui n’ont pas l’air de se douter qu’on se bat, et que les autres jeunes gens sont partis, le sac sur le dos.

— Mon ami, ces jeunes gens sont peut-être des soutiens de famille. Que peuvent-ils faire ?

— Jean est bien parti ! » reprit M. Defert avec véhémence, sans s’apercevoir combien son raisonnement était faux.

Mme  Defert se garda bien de le lui faire remarquer. Il y avait quelque chose qu’elle voulait dire depuis quelque temps à son mari. Elle ne cherchait qu’une occasion favorable ; il venait de la lui fournir.

« Voici, dit-elle, quelque chose qui me tourmente, et que je voulais te dire. Je n’entends rien aux affaires, et si je commets quelque hérésie, tu me le diras. Il me semble que les circonstances où nous nous trouvons créent à tout le monde des devoirs nouveaux. Tu vas peut-être trouver que je raisonne comme une femme ignorante. Mais ne pourrait-on pas, par exemple, promettre de continuer la paye aux