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LES BRAVES GENS.

« C’est que…, reprit Jean tout à fait déconcerté, c’est que… je n’ai pas l’habitude d’aller au cabaret. »

Le fusilier Bouilleron rougit, son nez s’enfonça dans sa moustache et il loucha encore plus désagréablement que d’habitude. Jean était très-confus d’avoir blessé son camarade, et il essayait en balbutiant d’expliquer ses paroles, lorsque la physionomie de Bouilleron s’éclaircit.

« Eh bien ! dit-il, prête-moi cent sous. »

Jean lui mit avec empressement une pièce de cinq francs dans la main, afin de se débarrasser de lui, et, continuant sa promenade tout seul, le laissa entrer au Coq hardi. Le soir, vers l’heure de l’appel, Jean rentrait tranquillement à la caserne, lorsqu’il fut interpellé au coin d’une petite rue par une voix horriblement avinée.

« J’ai des étourdissements, lui cria Bouilleron, avec un sérieux d’ivrogne ; viens me donner le bras, mon garçon, viens ! »

Jean allait passer avec dégoût ; une réflexion l’arrêta. L’heure pressait, cet homme était incapable de rentrer seul à la caserne. Dieu sait ce qui lui arriverait, s’il était obligé de coucher dans la rue !

Il se dirigea vers le soldat, qui se disposait à passer familièrement son bras sous le sien.

« Pas comme cela, lui dit Jean assez sèchement. Et lui prenant le bras au-dessus du coude, il l’emmena comme un enfant.

— Quelle poigne, mes amis, quelle poigne ! » balbutiait Bouilleron émerveillé de se sentir si bien tenu.

Le lendemain, sans avoir l’air de se douter de ce qui s’était passé la veille, l’ivrogne guetta Jean à la porte de la caserne.

« Viens-tu, mon vieux, » lui dit-il.

— Non, reprit Jean d’un ton bref.

— Pourquoi ?

— Parce que.

— Oh ! mademoiselle ! dit Bouilleron en faisant un salut ironique, nous faisons donc des façons ? » Et il tourna le dos à Jean en riant d’un rire affecté. Au bout de trois pas, il se ravisa, revint et dit à Jean : « Allons ! je ne t’en veux pas. Liberté pour tout le monde. Mais prête-moi au moins quelque petite chose.

— Non, répondit Jean avec fermeté ; vous n’avez pas besoin d’argent, et je ne vous en prêterai pas.

— C’est comme ça que tu me récompenses de t’avoir ramené hier à la caserne, quand tu ne pouvais plus te tenir debout ! » hurla Bouilleron en grinçant des dents.