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Page:Les Braves Gens.djvu/246

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LES BRAVES GENS.

La prétention était si bouffonne que Jean ne put s’empêcher de rire aux éclats.

« Hi ! hi ! hi ! fit l’ivrogne, en parodiant avec affectation le rire de Jean. Ris, mon bonhomme, ris ; mais rira bien qui rira le dernier. » Et il partit tout tremblant de colère.

Le lendemain, au réveil, Jean s’aperçut qu’il lui manquait une de ses épaulettes. Il demanda poliment à ses camarades de chambrée si quelqu’un d’entre eux n’avait pas vu ou pris par mégarde cette épaulette. Chacun affirma qu’il n’avait rien vu : cependant Bouilleron riait d’un mauvais rire, sans lever les yeux, tout en polissant la plaque de son ceinturon. Au moment où Jean se retournait pour chercher encore, l’épaulette, lancée par une main vigoureuse, vint lui souffleter la joue droite. Il fit rapidement volte-face et se trouva en présence de Bouilleron, qui le regardait avec effronterie.

« C’est vous, lui dit-il d’un ton ferme, qui avez eu l’insolence ?…

— L’insolence ! cria l’autre, en croisant ses bras sur sa poitrine et en s’avançant vers Jean d’un air de défi, le menton en avant.

— J’ai dit l’insolence, et je répète l’insolence, » dit Jean, qui était très-pâle, mais nullement intimidé. Bouilleron leva la main ; mais avant qu’il eût pu frapper, Jean lui saisit le poignet. L’indignation doublait ses forces ; et faisant tournoyer le soldat sur lui-même, il le jeta à plat ventre sur un des lits de la chambrée. Les camarades s’interposèrent ; Bouilleron écumait de rage.

« Laissez-moi, laissez-moi ! hurlait-il de toutes ses forces. Je n’ai plus à le toucher maintenant ; c’est moi l’offensé, nous nous battrons.

— Je ne suis pas l’offenseur, reprit Jean, qui avait retrouvé tout son sang-froid. J’en prends nos camarades à témoin. Écoutez-moi bien tous ; je n’aurai pas affaire à lui, du moins avant la fin de la campagne. Je suis venu pour me battre contre les Prussiens ; ce n’est pas au moment où l’on manque d’hommes que je m’exposerai à le blesser ou à être blessé par lui.

— Lâche ! lâche ! mauvais soldat ! vociférait Bouilleron.

— Je ne suis pas un lâche, puisque c’est volontairement que je viens faire la campagne. Nous nous reverrons devant l’ennemi. Si nous revenons tous les deux du champ de bataille, je lui rendrai raison ; je vous en donne à tous ma parole d’honneur. »

Le ton de Jean, quand il prononça ces paroles, avait un tel accent de vérité et d’honnêteté, que les camarades se regardaient les uns les autres en faisant des signes de tête, comme pour approuver. Cette