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LES BRAVES GENS.

approbation donnée aux paroles de Jean par ses camarades exaspéra tellement Bouilleron qu’il se mit à les injurier tous les uns après les autres. Un vieux sergent entra et se fit expliquer l’affaire. Il était évident que lui aussi était séduit par la physionomie franche et ouverte du conscrit. Cela ne l’empêcha pas de grommeler dans ses moustaches : « Mauvaise affaire, mon enfant !

— Son enfant ! hurla Bouilleron au comble de la rage ; eh bien ! il ne manquait plus que cela. » Le sergent voulut lui imposer silence, mais il ne trouva pas d’autre moyen de le faire taire que d’appeler les hommes de garde, qui le conduisirent à la salle de police.

Jean était fort triste, car s’il était courageux, il n’était pas stoïcien. Il était décidé, coûte que coûte, à ne pas donner suite à cette affaire avant la fin de la campagne ; mais il lui semblait bien amer et bien dur de laisser croire à ses camarades que c’était la peur qui le faisait reculer. Il alla se promener dans la campagne, l’esprit agité, la volonté indécise. Par moments il lui semblait qu’il était décidé à se battre pour en finir. Puis, quand il se croyait bien décidé, sa conscience lui criait qu’il avait tort de tant penser à lui, et qu’il devait faire à son pays ce sacrifice, quelque pénible qu’il fût.

Le lendemain, après l’heure du rapport, il fut appelé chez le colonel.

« Qu’est-ce que j’apprends ? lui dit le colonel, un soldat qui refuse de se battre !

Jean se mordit les lèvres et fit tous ses efforts pour ne pas pleurer ; quand il se sentit maître de lui-méme, il prit la parole.

« Mon colonel, dit-il, veuillez oublier un instant que je suis soldat et permettez-moi de vous parler à cœur ouvert. »

Le colonel surpris le regarda plus attentivement, et fut frappé de l’expression et de la beauté de cette physionomie douce et sérieuse.

« Monsieur Defert, lui dit-il, asseyez-vous et expliquez-vous.

— Mon colonel, vous ne pouvez pas croire sérieusement que j’ai peur de me battre, puisque c’est volontairement que je suis venu défendre mon pays, et au besoin me faire tuer pour lui. Il me semble que, dans les circonstances où nous sommes, mon engagement équivaut à un vœu ; je ne m’appartiens donc plus, et je n’ai plus le droit de risquer ma vie ni celle d’un autre dans une affaire personnelle.

— Je comprends vos raisons, dit le colonel avec bienveillance. Mais vos camarades les comprendront-ils ?

— Je n’en sais rien, et c’est ce qui me chagrine. Il est bien amer et bien dur, quand on a du cœur, de passer pour un lâche. Cette idée-là