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LES BRAVES GENS.

pas bien difficile, du moins jusqu’ici, l’assurance de n’être plus blessé puisqu’il ne l’a pas encore été. À mesure que le régiment avance au pas de course, on voit les attelages des ennemis emmener les canons qui ne sont plus en sûreté derrière un épaulement où restent des tirailleurs, les uns avec des casques surmontés d’une chenille, les autres avec des casquettes bleues. À mesure qu’on approche, on distingue les tirailleurs, on les voit viser, puis se cacher derrière l’épaulement. Ils détalent à leur tour, s’élancent à travers champs et se retournent encore pour faire feu. Quelqu’un crie derrière Jean : « Hé ! les pompiers, attendez-nous ! » Jean se met à rire ; la plaisanterie n’est pas bien fine, mais ses nerfs sont excités. Une autre voix dit : « Ce sont des Bavarois ! » et l’on redouble d’ardeur à les poursuivre. Le retranchement est pris, mais ce n’est qu’un premier pas. Les hommes à casques et à casquettes se sont repliés sur le village que l’on voit désormais distinctement. On aperçoit quelques meules de blé, des noyers, quelque chose comme un puits en pierres sèches, et enfin un grand mur de métairie tout crénelé, d’où partent des coups de fusil. Personne n’y fait attention et l’on s’avance toujours d’une course furieuse. On est si près maintenant que Jean voit l’heure au cadran du vieux clocher ; il a l’esprit tellement libre qu’il remarque que l’horloge est arrêtée. Une effroyable décharge l’avertit du danger sans le faire dévier d’une ligne. Sa lèvre supérieure se relève comme s’il riait d’un rire ironique ; il éprouve un impérieux besoin de se mesurer avec quelqu’un de visible ; il a soif de sang, et chose horrible, il trouve cela tout naturel ; il voit déjà l’endroit par où il entrera dans le village.

Le capitaine de la compagnie avait été tué d’un éclat d’obus dans le ravin ; le lieutenant venait de tomber la face contre terre au moment où il criait : « Hardi, les enfants ! » Jean se trouvait en tête, il cria, sans presque savoir ce qu’il faisait : « Hardi, les enfants ! » et d’instinct les soldats le suivirent. L’entrée du village était barrée par un grand fossé creusé dans la terre durcie. « Houp ! » cria Jean en brandissant son fusil, et en deux enjambées il fut d’abord au fond du fossé, ensuite sur la crête. Les embrasures du mur crénelé vomissaient de gros flocons de fumée qui ne se dissipaient pas tout de suite ; les hommes tombaient autour de Jean, il ne s’en apercevait même pas. Une fois sur la crête, il cria : « Le village est à nous ! » Remarquant que le soldat qui le suivait avait de la peine à gravir le talus, il lui tendit la main aussi tranquillement que s’il eût offert la main à une dame