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Page:Les Braves Gens.djvu/266

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LES BRAVES GENS.

visions étranges. Tout à coup on entendit deux coups de feu, trois ou quatre jurons, le bruit d’une lutte, et la porte brusquement ouverte donna passage à Jean et à quelques-uns de ses soldats. D’un bond le jeune sous-lieutenant fut au milieu de la chambre : d’un revers de son sabre, il fit sauter dans un coin le revolver du général qui flânait sur la table parmi les bouteilles vides. Le général avait bondi effaré ; puis il fut pris d’étourdissement et retomba lourdement sur sa chaise.

« Général, lui dit Jean avec une exquise politesse, vous êtes mon prisonnier. La lutte est impossible. Rendez-vous !

— Pris en pantoufles, dit le général avec un accent d’amer découragement.

— N’est-ce que cela ? reprit Jean qui ne put s’empêcher de sourire. Gottlieb vous remettra vos bottes. » Dans la figure effarée du planton, il venait de reconnaître l’ancien régisseur d’une petite brasserie de Châtillon.

« Mossié Tefert ! cria Gottlieb en levant les mains au ciel. Jésus mein Gott, si c’est possible !

— Nous sommes pressés, dit Jean, et il nous faut repartir. Que l’on attelle la calèche du général et que l’on n’oublie ni son porte-manteau ni son portefeuille. Voulez-vous, général, me donner votre parole d’honneur de ne pas dire un mot pendant la route, et nous ne vous bâillonnerons pas. Nous avons des passages difficiles à franchir, un cri peut nous perdre. »

Le général se pelotonna sur lui-même et ne répondit que par un grognement de mauvaise humeur.

« Désolé, dit Jean, mais la prudence avant tout. » Et le général, confortablement bâillonné et les mains liées, fut hissé dans la calèche. On avait rentré par humanité le capitaine et les deux soldats.

« Voilà des gens qui vont mourir de faim et de froid s’ils restent longtemps sans secours, se dit Jean en contemplant les dragons et les uhlans couchés sur la paille. Impossible de les emmener. Impossible de compter sur la parole de tous ces soldats ; et cependant ce serait par trop cruel de les laisser mourir aussi misérablement.

— Si c’était moi, dit un des soldats en parlant à un de ses camarades, ils ne mourraient pas de froid ; je les ferais tous rôtir ou passer par les armes.

— Pas de cruautés inutiles, répliqua Jean avec indignation. Ôtez le bâillon du capitaine. Vous voyez, capitaine, à quel danger vous serez exposés, vous et vos hommes, si je vous laisse en cet état et