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LES BRAVES GENS.

la sentinelle regardait, immobile, en attendant son tour d’un air hébété. Jean porta la main à son képi, c’était le signal convenu.

En un clin d’œil, le factionnaire, l’officier et l’autre soldat furent renversés, roulés, garrottés et bâillonnés, sans avoir eu le temps de se reconnaître ni de jeter un cri d’alarme.

Jean, avec le reste de sa troupe, était déjà dans l’intérieur de la ferme. Plusieurs dragons ronflaient dans la paille sous un hangar ; ceux-là ne furent pas difficiles à désarmer ; ils roulaient des yeux stupides et demandaient à boire. Quatre uhlans posnaniens trinquaient dans la cuisine, ils se levèrent brusquement à la vue des baïonnettes et demandèrent la vie sauve en criant : « Polonais ! amis des Français ! »

Jean les employa, sous la surveillance de deux hommes sûrs, à garrotter les dragons du hangar. Après quoi, le plus adroit des quatre rendit le même service aux trois autres, et eut l’insigne honneur d’avoir les mains liées à son tour par le caporal Truffaut, bachelier ès lettres.

Trois hommes furent tués dans l’écurie. Un malheureux, qui s’était réfugié au grenier, entendant que l’on montait l’échelle, perdit la tête, se jeta par la lucarne et s’assomma sur la terre gelée. Il n’y eut que ces quatre hommes de tués, tant la surprise avait été soudaine et l’affaire bien conduite.

Le général était bien calfeutré dans la chambre d’honneur. Ce gros père, comme l’appelait le paysan, s’était mis à son aise. Il était dans la quiétude d’un général qui se sent bien entouré ; d’un homme qui a eu froid et qui se chauffe, qui a eu faim et qui vient de manger (et même plantureusement), d’un Allemand qui a eu soif et qui a bu du champagne : témoins trois bouteilles vides, de même provenance que la calèche, probablement. Il avait desserré son col qui le gênait ; et il avait bien fait, car il avait la figure cramoisie et il respirait bruyamment ; il avait dégrafé son ceinturon et retiré ses grandes bottes. Les pieds dans de bonnes pantoufles, il se chauffait doucement à un feu clair de sarment. Sa douce somnolence fut tout à coup troublée par le bruit d’une lutte.

« Ces ivrognes se battent ! dit-il en se réveillant tout à fait. Capitaine Hermann, voyez donc ce que c’est. Où êtes-vous donc ? »

Le capitaine Hermann ne répondit pas, et pour cause. Admirablement ficelée, Sa Seigneurie gisait la tête en contre-bas sur la terre gelée ; et sa cervelle commençait à bourdonner et à se remplir de