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Page:Les Braves Gens.djvu/314

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LES BRAVES GENS.

soupir : « Voilà en vérité une guerre qui est bien mal tombée. Châtillon commençait à devenir une ville très-gaie et très-habitable, maintenant c’est comme un tombeau. Presque tous nos danseurs ont quitté le pays ou ont été tués. De ceux qui restent ici, qui saurait conduire correctement un cotillon ? Ils semblent préoccupés de tout autre chose. D’ailleurs, on n’oserait même pas parler de réunions lorsqu’il y a tant de familles en deuil. N’importe, c’est bien triste. Le champ de courses est défoncé, les tribunes ont été brûlées pour faire la soupe aux uhlans. Quelle triste année ! »

Au contraire, le monsieur indécis relève la tête ; son métier de mari d’une femme à la mode est devenu une véritable sinécure. Il est bien un peu confus d’avoir hésité à prendre un fusil, de l’avoir pris trop tard, et de n’avoir pas eu occasion de s’en servir. Il s’en venge en souscrivant avec une générosité princière à toutes les œuvres de charité que les désastres de la guerre ont rendues nécessaires.

Le vieux juge n’a pas perdu son temps. Pendant toute l’invasion il a recueilli des notes précieuses sur les envahisseurs. Depuis la signature de la paix, ses notes se complètent, c’est à qui lui fournira des renseignements. Il s’est fait dicter par M. Sombrette et par ses quatre sœurs les cent vingt-neuf pièces de vers techniques qu’il veut publier comme pièces authentiques. De temps à autre, il se frotte les mains, et l’oncle Jean, qui prend le plus grand intérêt à son travail, lui dit parfois : « Alors, ça va bien ?

— Très-bien ; j’instruis le procès, et avant qu’il soit longtemps, je poserai mes conclusions.

— Moi, dit le brave capitaine, je n’entends rien à tout cela, et je crois bien que le peu de cervelle que j’avais est complètement brouillé. J’aimerais assez, si ma demande n’était pas indiscrète, savoir ce que vous pensez de tout cela ?

— Je pense que si nous avions eu beaucoup de jeunes gens comme votre neveu, et beaucoup de mères comme Mme Defert, et beaucoup d’hommes comme notre maire et comme M. Robillard, nous aurions pu nous tirer d’affaire à un contre cinq.

— Ce n’est pas douteux, mais ce qui est fait est fait.

— Oui, mais l’exemple a été donné ; mais nous nous connaissons nous-mêmes, et nous connaissons nos ennemis. Nous savons ce que nous valons, et nous savons ce qu’ils valent ; et pour ma part, moi qui les ai vus de près, je ne trouve pas que ce soient des demi-dieux.