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Page:Les Braves Gens.djvu/43

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LES BRAVES GENS.

en a pas que j’aime et que je respecte davantage. Mettez-vous bien cela dans la tête, et embrassez-moi bien vite, que je me sauve, car je suis pressée. »

Quand le capitaine se fut bien réjoui dans son fauteuil, il sortit, pour faire prendre l’air à son contentement. Une fois dehors, c’était si simple et si naturel d’aller voir son vieil « Aubry », qu’il y alla. C’était l’ancien maître d’armes du régiment de l’oncle Jean, un troupier un peu rude ; mais, par exemple, c’était un bien brave homme, et malgré son manque d’usage, l’oncle Jean, qui n’était pas une petite maîtresse, le fréquentait volontiers. Volontiers aussi il s’arrêtait à faire la causerie avec maître Loret, et plus d’une fois on les vit tous les trois pêchant de compagnie le brochet ou la truite dans les petites îles de la Louette.

Donc, le capitaine Jean était un peu vulgaire d’extérieur ; son esprit même était assez inculte. C’était le caractère individuel qui distinguait ce Salmon-là de tous les autres Salmon. Mais ce qu’il avait de commun avec eux tous, et ce qu’il avait au plus haut degré, c’était une perception très-vive et très-nette du devoir et de la justice, et une prodigieuse facilité à s’oublier soi-même pour ne songer qu’aux autres. L’abnégation était chez les Salmon une qualité de race. Combinée avec des qualités ou des défauts de différente nature, elle avait produit une série de types variés et accentués, tous intéressants.

On dit en Angleterre qu’il faut trois générations pour produire un gentleman. Je ne sais combien de générations de Salmon avaient cultivé, perfectionné et raffiné le sens de l’abnégation, pour arriver à produire Mme Defert ; tout ce que je sais, c’est qu’elle résumait en elle toutes les qualités de la race, et pour me servir de la phraséologie philosophique des Allemands, c’était la dernière expression et l’idéal du Salmonisme. Je dirai plus simplement que Mme Defert était la fleur de cet arbre dont le bon capitaine était un des rameaux noueux. Aussi, non-seulement cet excellent homme aimait sa nièce parce qu’elle était sa nièce, mais encore il professait pour elle une sorte de culte, parce qu’à ses yeux elle était l’honneur de la famille.

Tel qu’il était, avec ses qualités et ses défauts, le cœur plein de joie et d’orgueil d’avoir été choisi comme parrain, il alla frapper à la porte de l’ami Aubry. Ce dernier donnait en ce moment une leçon d’armes à un jeune homme maigre et myope, qui semblait accablé