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Page:Les Braves Gens.djvu/67

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LES BRAVES GENS.

que le parfum du musc lui agitât les nerfs ; soit qu’il eût décidé dans sa cervelle que la tante Defert était la personne qui avait organisé le complot. Quand il vit qu’il n’avait pu réussir à saisir le nez de sa tante, il se mit à jouer des bras et des jambes, poussa des cris de paon et tomba dans un véritable paroxysme de rage.

Toute la nuit, il rêva de son aventure, et fut inconsolable ; le matin seulement il se calma. La maman, en lui passant son doigt sur les gencives, sentit une toute petite pointe qui perçait. C’était la première dent.

M. Defert fut si fier d’avoir un fils qui avait une dent, qu’il sema la nouvelle dans toute la famille. Et comme si c’était une chose extraordinaire qu’une première dent à la mâchoire d’un petit garçon, tout le monde vint constater le fait, et s’assurer que la dent était une vraie dent, en passant le doigt sur la gencive. Ce jour-là, le petit bonhomme eut tous les ennuis d’un personnage en vue, qui excite la curiosité. Il regretta amèrement d’avoir une dent déjà si célèbre, ou de n’en avoir pas au moins deux pour pincer jusqu’au sang les doigts indiscrets.

Ce grand événement coïncida avec un autre événement non moins important. M. Defert fut décoré pour services rendus à l’industrie. Cette seconde nouvelle fit dans la ville plus de bruit que la première ; je doute qu’elle ait fait plus d’impression dans l’âme de Defert. Sans le vouloir, sans le savoir, elle rapportait tout dans sa pensée à l’objet de ses constantes préoccupations. Bien des années plus tard, M. Defert, devenu chauve et ambitieux, songeait à transformer en rosette son ruban de la Légion d’honneur ; il parlait à table de ses différents titres avec des amis. Il hésitait sur la date de sa première nomination. Mme Defert, sans chercher une minute, lui dit : C’était en telle année, l’année de la naissance de Jean, et en tel mois, où il eut sa première dent.

Elle avait établi un synchronisme entre les divers événements qui intéressaient Châtillon, ou simplement la famille et les événements marquants de l’enfance de Jean.

Marthe avait fait sa première communion l’année de la coqueluche. C’était entre la première dent et la coqueluche que s’étaient bâties les villas du quartier neuf ; que Hireux, le marchand de nouveautés, s’était retiré des affaires avec une fortune d’un million, et que Charles Jacquin avait passé son baccalauréat.