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LES BRAVES GENS.

Le temps continue sa course. Jean a percé un grand nombre de dents ; il fait ses débuts dans l’art de la marche, et semble trouver que la marche est un art très-difficile. Il s’élance avec une ardeur inconsidérée, les deux poings fermés, et au moindre choc il s’étale mollement. Si on ne le regarde pas, il se contente de se relever sans rien dire. S’il s’aperçoit qu’on le regarde, il se met à gémir d’une façon lamentable, et attend qu’on le relève et qu’on le console. Mme  Defert, sans en avoir l’air, fait ses remarques, et profite de ses observations pour redresser une à une les imperfections de ce petit caractère.

En même temps que l’art de la marche, Jean étudie l’art de la parole. Il a d’abord à son service une grande variété de cris inarticulés qui lui suffisent à lui pour tout dire, mais qui ne suffisent pas aux auditeurs pour tout comprendre. Comme il s’imagine avoir exprimé sa pensée le plus clairement du monde, il s’indigne parfois de n’avoir pas été compris, et témoigne son indignation par de véritables hurlements. Le premier mot que Jean prononce est celui de maman, bien que Mme  Defert lui ait soufflé depuis longtemps celui de papa. Mais le petit homme a quelquefois l’esprit contrariant. Le jour où, ayant prononcé le mot maman, il entre dans la classe qu’Homère appelle « mortels à la voix articulée », toute la famille est en liesse : il ne sera pas muet ! Oh non ! il ne sera pas muet ; il est bien plutôt à craindre qu’il ne finisse par rendre les gens sourds. Après les mots, viennent les phrases ; après les phrases apprises, les phrases créées, les plus amusantes de toutes, les réflexions enfantines, et les saillies naïves, où les parents, par grâce d’état, entrevoient tous les indices d’une haute intelligence, quelquefois même d’un grand génie.

Un jour que Jean avait été bien sage, on lui permit d’assister à la leçon d’écriture de Marthe (Marguerite faisait un travail pour Mademoiselle) ; bébé était tranquille, presque grave. Il savait déjà que l’on ne doit pas faire de bruit dans la salle d’étude. Il regardait avec un intérêt profond les éclairs que lançaient les lunettes de M. Dionis. Quand il les avait bien regardées, il s’amusait des mines et des efforts de Marthe. Elle n’avait pas perdu l’habitude de tirer la langue en écrivant, et elle avait toujours ce joli mouvement pour renvoyer ses cheveux en arrière.

À la fin de chaque ligne, Marthe ne manquait pas de relever la tête et de sourire. Jean attendait en silence ce moment prévu, et il lui fallait un grand effort de volonté et de sagesse pour ne pas battre des mains en réponse au sourire silencieux de Marthe.