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LES BRAVES GENS.

que Jean n’avait jamais vue. Il fut décidé que par convenance Jean n’irait pas à la collation ce jour-là. Mme  Defert fut frappée et affligée de l’expression de sa physionomie. Il ne dit rien cependant. Vers les deux heures, Bailleul, accompagné d’un domestique, vint pour le prendre, comme d’habitude ; Jean lui raconta d’un ton boudeur ce qui l’empêchait de se joindre à la bande joyeuse.

« Qu’est-ce que ça fait ? dit Bailleul ; viens tout de même, puisque tu ne la connaissais pas.

— Papa a décidé que je n’irais pas, et je n’irai pas, » reprit Jean d’un ton de victime. Et emporté par la mauvaise humeur, il laissa échapper cette mauvaise parole : « Est-ce qu’elle n’aurait pas pu aussi bien mourir un autre jour ? »

Mme  Defert entendit ce mot, qui fut pour elle la confirmation de bien des remarques qu’elle avait faites jusque-là, mais d’où elle hésitait encore à tirer une conclusion. Depuis que Jean fréquentait le monde, il avait beaucoup perdu. Le mot qu’il venait de prononcer était à la fois égoïste et brutal.

Jean égoïste ! Où donc avait-il pu contracter ce défaut que personne n’avait dans la famille ?

Mme  Defert ne prit pour confident de sa découverte que l’oncle Jean. Il est bien convenu que sur beaucoup de points l’oncle Jean laissait à désirer, mais c’était un guide sûr dans toutes les questions d’honneur et de délicatesse. Il avait l’âme élevée, le cœur droit, avec la simplicité d’un enfant. Ses conseils valaient de l’or, sa nièce en avait fait souvent l’expérience ; il en savait plus sur certaines questions que les éducateurs brevetés et patentés.

« Ho ! ho ! dit-il en passant à plusieurs reprises la paume de sa main sur sa moustache. Ça va bien ! (traduisez : ça va mal !) Défaut pour défaut, j’en aimerais mieux un autre pour mon lancier. Heureusement que tu es là, ma chère. (Il ne lui serait jamais venu à l’idée de dire : Heureusement que nous sommes là !) Je m’en rapporte à toi pour mettre bon ordre à cela. Si Jean continuait, il deviendrait tout simplement ce que nous appelons au régiment un fils de famille, c’est-à-dire une peste. Ce serait du joli. J’en ai connu de ces petits jeunes gens que les familles nous envoyaient quand elles ne savaient plus qu’en faire. Il y en avait qui se formaient au régiment, mais bien peu. Ces jolis messieurs qui tiennent tant à leurs petits plaisirs, et à leurs petites aises, finissent par tenir trop à leur petite peau. Très jolis à la parade ; quand il s’agit de donner ou de recevoir des coups,