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LES BRAVES GENS.

ou au lieutenant Taragne, qui s’est fait chasser du régiment de l’oncle Jean. »

Comme Marthe ignorait absolument l’histoire du lieutenant Taragne, Jean se fit un devoir de la lui raconter. « C’était un fils de famille qui était arrivé un beau jour au régiment, lorsque l’oncle Jean était dans les chasseurs d’Afrique. Le régiment se trouva une fois dans un grand danger. Il fallait porter un ordre, et celui qui porterait l’ordre risquait sa vie. Un lieutenant s’offrit. On entendit le lieutenant Taragne dire que l’autre était un sot d’aller à une mort certaine ; que, quant à lui, il tenait à sa peau, attendu qu’il hériterait un jour de 50 000 francs de rente. Tu penses quels yeux firent les officiers quand ils apprirent cela. Le plus ancien lieutenant fut chargé de lui dire qu’après ce qu’il avait dit, il n’avait plus que deux choses à faire : ou se faire tuer à la première bataille, ou déguerpir au plus vite ; et l’on apprit quelques années plus tard qu’il était mort d’une chute de cheval aux courses de Bade. »

Là-dessus notre néophyte partit à la recherche de quelque aventure qui lui permît de faire l’essai de ses forces et de sa volonté. Mais généralement les épreuves tombent sur nous à l’improviste, et ne s’offrent pas à nous quand nous les cherchons. En passant devant les bureaux, il aperçut derrière une vitre Thorillon qui taillait une plume. Les années qui venaient de s’écouler avaient orné les mâchoires et le menton de Thorillon d’une sorte de toison frisottée, de nuance indécise et de consistance pelucheuse. Il fit un petit signe d’amitié à Jean. Avec la meilleure volonté du monde, cela ne pouvait pas passer pour une épreuve. Pas d’épreuve non plus dans la cour ; pas d’épreuve dans la remise ni dans le hangar. — « Eh bien ! se dit Jean avec beaucoup de philosophie, c’est partie remise, et ce sera pour une autre fois. » Et il s’en alla tranquillement voir si les pois de senteur qu’il avait semés dernièrement étaient levés.

Trois canards du Labrador, échappés de la basse-cour, la tête sous l’aile et le ventre arrondi, faisaient la sieste au soleil sur l’emplacement même où avaient été semés les pois de senteur. Ces messieurs avaient l’air de s’imaginer que des pois de senteur ont besoin, pour lever, d’être couvés par des canards du Labrador.

La terre était fouillée, retournée, piétinée. Quelques pois, à la surface du sol, étalaient piteusement leurs petites racines pâles et grêles et leur germe d’un vert maladif, le tout déplorablement fané et ratatiné.