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Page:Les Braves Gens.djvu/91

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LES BRAVES GENS.

Pourquoi ? Je ne sache pas que jamais aucun membre de l’intéressante classe des sauriens ait été renommé pour son adresse à l’escrime. Mais M. Aubry employait ce terme depuis plus de trente ans, et personne n’avait jamais hésité sur le sens qu’il y fallait attacher. Il était donc bien libre, l’usage ayant sanctionné ce mot, et personne ne réclamant, d’appeler ses élèves des lézards.

Quoique beaucoup de ces lézards appartinssent à l’aristocratie châtillonnaise, et que M. Aubry fût pour eux une connaissance peu aristocratique, il était si brave homme qu’on le revoyait toujours avec plaisir. On faisait la partie, à deux ou trois lézards, de venir s’informer de sa santé, et lui conter les nouvelles du monde, dont il raffolait.

« Il est venu trois lézards ! ou bien, il n’est pas venu de lézards du tout, » disait le goutteux à sa femme, en échange des commérages qu’elle lui apportait du marché.

Il ne faudrait pas croire que la salle d’armes fût fermée parce que le maître était cloué sur son fauteuil. Dans ces occasions, les leçons étaient continuées par le meilleur élève que M. Aubry eût jamais formé, par Camille Loret, le propre fils aîné de l’huissier réjoui.

Après divers essais malheureux à l’entrée de diverses carrières (la nouveauté, l’imprimerie, la chapellerie, et en dernier lieu l’épicerie), ce pauvre garçon, qui avait beaucoup de bonne volonté et peu de cervelle, était retombé à la charge de son père, qui en avait fait son copiste. Il semble que la nature se fût complu à lui accorder avec profusion tout ce qui ne lui était pas utile, et à lui refuser ce qui lui était le plus nécessaire. Bel homme, joli garçon, d’un appétit formidable, mais d’une maladresse proverbiale, et d’une étourderie sans exemple, il n’y avait qu’une seule chose au monde où il réussît : l’escrime. Par pure amitié pour son brave homme de père, M. Aubry lui avait montré les éléments de son art. Il avait été si frappé de son aptitude à l’escrime qu’il l’avait poussé : c’était le premier tireur de Châtillon. Mais, par exemple, il était incapable de ficeler proprement un paquet de poivre ou de cannelle.

Toutes les fois que M. Aubry sentait poindre un accès de goutte, il faisait signe à son grand élève, qui accourait avec empressement : d’abord parce qu’il aimait mieux ferrailler que de griffonner, ensuite parce qu’il était heureux de rendre service. Comme le disait Mme Loret avec un de ses bons sourires : « Nous n’en ferons jamais rien,