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Page:Les Français peints par eux-mêmes, tome 4, 1841.djvu/362

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Au fond, les goguettiers sont pour la plupart des Roger Bontemps. Les soucis ordinaires de la vie sont venus frapper à leur porte et très-souvent sans doute ; mais, en vrais goguettiers, ils ont répondu aux soucis : « On n’ouvre pas ! » et les soucis ont pris leur vol ailleurs.

Ce que le goguettier cherche principalement, ce n’est pas le vin, c’est la compagnie. Le vin qu’il boit est mauvais, les gens qu’il fréquente sont bons. Il n’y a pas d’endroit peut-être plus dépeuplé et plus solitaire, pour les travailleurs, que cette grande ville de Paris, où l’on compte un million d’âmes, et plus. Les riches, les oisifs, ont des réunions convenues, des fêtes, des bals, le bois de Boulogne et plusieurs théâtres ; ils jouent, ils chantent, ils s’enivrent ensemble, et tous les jours ; avant la fondation des goguettes, l’ouvrier vivait seul et ne voyait pas même l’ouvrier. Aujourd’hui, il existe entre les goguettiers, qui appartiennent pourtant à tous les corps d’état, une fraternité réelle et bien entendue. Ils s’aiment sincèrement, et ils s’entr’aident sans ostentation. On a vu des quêtes faites dans une goguette, au profit d’un goguettier malheureux ou malade, s’élever quelquefois jusqu’à 50 francs. Lorsque les besoins du nécessiteux sont plus grands et plus pressés, on tient une séance extraordinaire, à laquelle les goguettiers de tous les rites sont invités. L’entrée est libre et gratuite, comme toujours, mais il y a un bassin au seuil de la porte, et il est bien rare qu’il entre une seule personne, visiteur ou goguettier, sans mettre son offrande dans ce pauvre bassin. Alors, la recette monte souvent à 100 francs, et le goguettier bénéficiaire paye son loyer, dont il devait plusieurs termes, rachète des meubles, retire son matelas du Mont-de-Piété, et donne du pain à sa femme et à ses enfants.

Il y a environ deux ans que l’auteur de cet article fut introduit pour le première fois dans une goguette, aux Bergers de Syracuse. Il s’y trouvait, ce jour-là, une centaine de bergers et quinze à vingt bergères. Pas un geste, pas un mot mal à propos ne s’y fit remarquer, et la soirée s’écoula aussi paisiblement que dans le monde le plus élégant. C’étaient pourtant des ouvriers, pauvres braves gens que l’on dit si turbulents, si barbares encore. Ils avaient achevé leur pénible journée, et ils s’en étaient venus chanter à la goguette pour se reposer un peu. Ils buvaient en chantant, et l’ordre le plus riant régnait parmi eux. C’étaient des hommes en blouses, en vestes, aux mains dures, aux visages noircis par le travail et la sueur ; c’était la richesse et la force de Paris, les bras qui construisent, pétrissent le pain, travaillent l’or et la soie, bâtissent les églises, et qui, un jour de soleil, renversent les croix et font des révolutions ! Les bergères, comme on le pense bien, étaient aussi des ouvrières, laborieuses abeilles, se levant à l’aube du jour pour composer un miel qui ne leur appartiendra pas ; c’étaient des femmes habillées d’indienne et coiffées de bonnets ou de madras à dix-neuf sous ; pauvres femmes, jolies sans le savoir, bonnes et honnêtes par habitude ; charmantes créatures prédestinées comme les fleurs des champs, et condamnées à naître et à mourir pour le plaisir du riche, dans les buissons ; et tout cela, en vérité, ces hommes et ces femmes, avaient gardé entre eux, et malgré le vin et les chansons, une admirable réserve et une retenue vraiment décente !…