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Page:Les Français peints par eux-mêmes, tome 4, 1841.djvu/363

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L’assemblée se sépara à onze heures et demie.

« Eh bien ! me demanda le berger Némorin, qui m’avait introduit, que pensez-vous de notre société ?

— Je pense, lui dis-je, que c’est ici que l’on devrait étudier le peuple ; on le connaîtrait mieux bientôt, et ceux qui ont peur de lui finiraient par l’aimer.

— Si vous voulez, ajouta Némorin, je vous conduirai samedi prochain chez les Infernaux.

— Volontiers.

— Il y a parmi eux, vous le verrez, des chansonniers et des poëtes remarquables, et qui ne seraient point déplacés sur une scène plus haute.

Nous convînmes d’un rendez-vous, le berger Némorin et moi, et après avoir bu un verre de vin sur le comptoir, et allumé nos cigares, nous nous quittâmes en nous disant : « À samedi ! »

Les Infernaux tenaient alors leur sabbat sous les piliers des Halles, chez un marchand de vin nommé Lacube. À sept heures du soir, c’est là que je retrouvai, comme nous en étions convenus, mon ami Némorin. Nous montâmes ensemble dans la chambre destinée à ses camarades les démons, et située au premier étage. C’était une fort grande salle pouvant contenir environ trois cents personnes, attablées comme le peuple s’attable, c’est-à-dire coude à coude et presque l’un sur l’autre. L’estrade des autorités de l’endroit était à droite, élevée de quelques pieds au-dessus des tables ordinaires. Cent cinquante personnes environ étaient déjà réunies quand nous entrâmes. Une demi-heure plus tard, la chambrée était complète ; l’escalier tournant qui conduit dans la boutique était lui-même encombré, mais les chants ne commençaient pas encore. Je demandai la raison de ce retard à Némorin ; il me répondit qu’on attendait Lucifer et son grand chambellan. En même temps il me fit remarquer que le fauteuil du président était encore vide ainsi que la chaise placée immédiatement à droite de ce fauteuil.

« Comme vous ne connaissez pas les usages de l’enfer, poursuivit Némorin, vous ferez ce que je ferai, et les diables, j’en suis sûr, seront fort contents de vous. Ici, ce n’est pas comme aux Bergers de Syracuse, où il suffit de boire, de chanter et d’applaudir. Nous avons un culte particulier dont la langue ne vous est pas connue probablement, mais je vous l’expliquerai et vous en saurez tout de suite autant que moi.

— Mon ami Némorin, vous êtes un flatteur. Mais à propos, pourquoi parlez-vous de messieurs les diables à la première personne et au pluriel ?… Est-ce que par hasard vous seriez…

— Je suis le démon Kosby !

— Vous, le berger Némorin ?…

— Moi-même, je cumule, comme vous voyez. »

En ce moment, il se fit parmi les diables un frémissement à peu près pareil à celui que le vent produit en roulant sur de grands arbres. Toutes les pipes se retirèrent pour un instant des lèvres qui les pressaient, et l’on entendit passer de bouche en bouche un nom qui semblait attendu avec impatience, le nom de Lucifer !