Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/14

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n’aurions-nous pas, nous aussi, le peuple frivole et mobile par excellence, un registre tout exprès pour y transcrire ces nuances si fines, si déliées, et pourtant si vraies, de nos mœurs de chaque jour ? C’est La Bruyère qui l’a dit, et celui-là s’y connaissait : Il n’y a point d’année où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de caractères. Et je vous prie, si pareil livre eût été fait seulement depuis les derniers livres de Théophraste, savez-vous une histoire qui fût plus variée, plus remplie, plus charmante, plus vraie surtout et plus animée par toutes sortes de personnages ? Mais non, les historiens, oubliant l’espèce humaine, se sont amusés à raconter des sièges, des batailles, des villes prises et renversées, des traités de paix ou de guerre, toutes sortes de choses menteuses, sanglantes et futiles ; ils ont dit comment se battaient les hommes et non pas comment ils vivaient ; ils ont décrit avec le plus grand soin leurs armures, sans s’inquiéter de leur manteau de chaque jour ; ils se sont occupés des lois, non pas des mœurs ; ils ont tant fait, que c’est presque en pure perte que ces misérables sept mille années que nous comptons depuis qu’il y a des hommes en société ont été dépensées pour l’observation et pour l’histoire des mœurs.

En effet, comptez donc combien peu de moralistes ont daigné entrer dans ces simples détails de la vie de chaque jour ! Comptez donc combien le nombre des poètes comiques est inférieur au nombre des logiciens, des métaphysiciens, ou simplement des casuistes ! Dans cette représentation animée des mœurs et des caractères d’un peuple, l’antiquité ne vit guère que sur Homère et sur Théophraste, sur Plante et sur Térence ; les temps modernes s’appuient sur Molière et sur La Bruyère, deux représentants sérieux et gais à la fois de notre vie publique ; l’un, l’historien du peuple, l’ami du peuple ; l’autre, l’historien de la cour, dont il était loin d’être l’ami. Entre ces deux grands maîtres se placent, de temps à autre, quelques écrivains subalternes : Sainte-Foix et Mercier, par exemple. Mais chez les badigeonneurs du carrefour et de la rue, quels regards sans portée ! quels jugements faits au hasard ! Comme ces valets de chambre de l’histoire rapetissent à plaisir leur triste héros, en le réduisant aux proportions les plus intimes ! À ces faiseurs de silhouettes crayonnées d’une main tremblante sur le mur d’une cuisine, je préfère encore les satiriques, race acharnée et mal élevée, il est vrai, mais qui finit cependant par arriver à une certaine ressemblance, et dont les pages brutales ressemblent à l’histoire, comme un coup de poignard qui tue ressemble à un coup de bistouri qui sauve. Mais, quoi ! nous ne sommes pas chargés de faire l’histoire des moralistes : nous voulons seulement rechercher de quelle façon il faut nous y prendre pour laisser quelque peu, après nous,