Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/15

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de cette chose qu’on appelle la vie privée d’un peuple ; car, malgré nous, nous qui vivons aujourd’hui, nous serons un jour la postérité. Nous avons beau nous estimer au plus bas, c’est-à-dire nous estimer un peu plus qu’à notre juste valeur, il faudra bien qu’à notre tour nous tombions tête baissée dans ce gouffre béant qu’on appelle l’histoire, et qui finira par absorber l’éternité et Dieu lui-même avec elle. Donc, puisque nous sommes encore, à l’heure q’il est, sur le bord de ce gouffre, prenons nos précautions pour bien tomber dans l’abîme ; le pied peut nous glisser, nous pouvons avoir le vertige, et alors il nous faudrait tomber là comme des goujats pris de vin ou de sommeil.

Oui, songeons-y, un jour viendra où nos petits-fils voudront savoir qui nous étious et ce que nous faisions en ce temps-là ; comment nous étions vêtus ; quelles robes portaient nos femmes ; quelles étaient nos maisons, nos habitudes, nos plaisirs ; ce que nous entendions par ce mot fragile, soumis à des changements éternels, la beauté ? On voudra de nous tout savoir : comment nous montions à cheval ? comment nos tables étaient servies ? quels vins nous buvions de préférence ? Quel genre de poésie nous plaisait davantage, et si nous portions ou non de la poudre sur nos cheveux et à nos jambes des bottes à revers ? Sans compter mille autres questions que nous n’osons pas prévoir, qui nous feraient mourir de honte, et que nos neveux s’adresseront tout haut comme les questions les plus naturelles. C’est à en avoir le frisson cent ans à l’avance.

Cependant il faut en prendre votre parti, mes chers contemporains : ce que vous faites aujourd’hui, ce que vous dites aujourd’hui, ce sera de l’histoire un jour. On parlera dans cent ans, comme d’une chose bien extraordinaire, de vos places en bitume, de vos petits bateaux à vapeur, de vos chemin de fer si mal faits, de votre gaz si peu brillant, de vos salles de spectacle si étroites, de votre drame moderne si modéré, de votre vaudeville si réservé et si chaste. Dans ce temps-là, l’on entendra parler d’une capitale d’un grand royaume qui absorbait le royaume tout entier, qui attirait à elle toute fortune et toute beauté, toute intelligence et tout génie, toutes les vertus, mais aussi tous les crimes ; toutes les poésies, mais aussi tous les vices. L’on dira que dans cette capitale, tout le temps de la vie se passait à parler, à écrire, à écouter, à lire : discours écrits le matin dans vos feuilles immenses, discours parlés dans le milieu du jour à la tribune, discours imprimés le soir ; que la seule préoccupation de la ville entière était de savoir si elle parlerait un peu mieux le lendemain que la veille ; qu’elle n’avait pas d’autre ambition, et que le reste du monde pouvait crouler, pourvu qu’elle eût chaque matin sa dose d’esprit tout fait et de café à la crème. On racontera en même temps que cette