Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/394

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2 !)i LA NOURRICE SUR place ;

Quanl aux maris, aujourd’hui que toute ciiose se calcule et s’exprime par des chiffres, ils savent combien il y a de dépenses économiques et d’économies coûteuses ; ils n’ignorent pas que loutes les femmes sont plus ou moins poitrinaires ou sérieusement affligées par des symptômes de gastrite, quels que soient d’ailleurs l’éclat de leurs yeux et la fraîcheur de leur teint. Donc l’allaitement ne pourrait que développer la malignité du mal que leurs lèvres roses respirent dans l’atmosphère chaude et parfumée des bals ; et quand viendra le sevrage, un pèlerinageen Suisse ou en Italie, une promenade aux eaux des Pyrénées, seraient indispensables pour raffermir la santé précieuse ébranlée par les devoirs de la maternité. Or, foules choses égales d’ailleurs, il est plus économi<|ue de payer une nourrice que de courir en ciiaise de posle avec une adorable malade qui prend texte de ses souffrances pour se faire pardonner ses plus chères fantaisies. Tous les maris savent cela. Lors donc qu’en vertu de la parole divine, qui, au commencement du monde , a dit aux hommes : Croissez et multipliez , une femme riche des hautes classes de la société approche du terme de sa grossesse, le médecin de la maison se met en quête d’une nourrice jeune et vigoureuse. Bientôt, par les soins de ce personnage imposant sous un frac de jeune homme, la nourrice est amenée de la campagne. Soit qu’elle arrive de la Normandie avec le haut bonnet traditionnel, soit qu’elle vienne du Bourbonnais avecle chapeaude paille recourbé et garni de velours, c’est toujours une forte et puissante fille qui trahit la richesse de son organisation par la vigueur de ses contours. Son fichu de colonnade grossière à carreaux a peine à contenir les rondeurs sphériques de deux seins qui promettent une nourriture aussi abondante que saine à l’enfant qui dort au berceau. La nourrice est installée. Sa chambre communique par un cabinet à celle de sa maîtresse, et tout le luxe du comfort lui est prodigué.

Pauvre femme des champs habituée aux rudes labeurs de son ménage , aux travaux incessants de la ferme, transportée soudain au milieu des splendeurs que donne la fortune, éblouie de l’éclat qui l’entoure , elle ose à peine se servir des belles choses qui sont à son usage, ni toucher aux meubles qui garnissent sa chambre ; silencieuse et craintive, elle obéit sans répondre, remue sans bruit, baisse les yeux, et prodigue à son nourrisson les gouttes emmiellées d’un lait suave et pur. Son caractère a des contours arrondis comme ceux de ses formes ; toujours douce, avenante, timide et bonne, elle sourit et remercie quoi qu’on fasse. Elle a l’humeur calme et patiente ainsi que l’onde d’un petit ruisseau qui glisse sur un lit de sable et de mousse, et rien ne saurait obscurcir la placide lumière de ses yeux ou plisser l’épiderme brun de son front poli comme du marbre.

La jeune mère s’applaudit du hasard qui lui a fait rencontrer la perle des nourrices, et s’étonne qu’un aussi angélique caractère se puisse trouver sous la robe d’une femme.

C’est l’aurore splendideet vermeille d’un jour souillé d’orage. Un mois s’est à peine écoulé que déjà de peliles bourrasques de mauvaise humeur ont rendu boudeuse la bouche entr’ouverle qui n’avait jamais fait divorce avec le rire ; les sourcils se sont froncés : des paroles rapides, grommelées A voix basse, accompagnent des gestes