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LA NUlHRICfi SLR PLACE. 20 :.

brusques qui coiiltiit la vie à quelque porcelaine, tasse ou soui ;ou|ie : ft l’eiifjiit s’endort, s’il peut, sans le secours de la complainte.

La fille d’Eve se révèle sous l’enveloppe de la nourrice, et la maîtresse du logis reconnaît enfin que l’ange n’était qu’une femme, et (|uelle femme encore ! un vrai diable plein de malice et d’astuce, de rouerie et d’entêtement. Cependant la transformation ne s’opère pas avec la magique rapidité d’un coup de baguette : la fenune ne se dévoile que lentement : ses progrès négatifs suivent une rnarclie oblique, mais, soyez-en bien sûr, il ne s’écoulera pas un long temps avant que le masque ne soit tout à fait arraclié.

Les premiers symptômes de la métempsycose se développent d’ordinaire dans les basses régions de l’office : c’est autour de la table commune où cuisinières et laquais, grooms et femmes de cbambre dévorent, en se reposant de leur oisiveté, que la nourrice laisse apparaître les inégalités d’un caractère revéche que la timidité, autant que la diplomatie naturelle aux gens de la campagne, avaient couvert d’un voile menteur.

Une aile de poulet est souvent la pomme de discorde : le majordome la réclame, et la nourrice l’exige. Le droit des présé ;uices de l’anticlianibre est mis en discussion :

l’un s’ajipuie sur les galons de son habit brodé et sur l’importance de ses 

fonctions : l’autre fait parade de la sacro-sainteté de son emploi intime, qui suspend entre ses bras l’héritier présomptif de l’hùtel. L’office se divise en deux camps : mais l’envie que tout domestique inférieur nourrit en secret contre les serviteurs qui ont leurs entrées dans les petits appartements donne la majorilé à l’intendant. L’aile de poulet tombe dans l’assiette masculine, et la nourrice quitte l’office en roulant dans sa main le taffetas gommé de son tablier, et dans son cœur des projets de vengeance.

Elle boude un jour, deux jours, trois jours même, s’il le faut. La gravité la plus sombre siège sur son visage ; son aJlure affecte la colère dédaigneuse d’une grande dame insultée par des manants. Un désordre inaccoutumé préside à sa toilette . de lamentables soupirs soulèvent sa poitrine, et bientôt la pauvre mère, inquiète, cherche à pénétrer le mystère effroyable qu’on ne lui cache si bien que pour lui donner plus d’importance. Enfin après mille détours . mille circonlocutions entrecoupées d’exclamations plaintives , le fait de l’aile de poulet est révélé dans toute son horreur , avec enjolivement de petits mensonges, de médisances anodines, de doucereuses calomnies qui noircissent le malheureux intendant, et prêtent à la nourrice la blancheur d’une colombe innocente et persécutée. Pauvre victime d’un infernal complot, elle s’étiole ainsi qu’une fleur privée de nourrilure : on lui refuse le nécessaire à elle qui prodigue son sang le plus pur au petit bonhomme qu’elle aime tant. Au besoin, l’embonpoint progressif de sa taille, la rotondité lustrée de son cou, orné d’un double menton , pourraient donner un éclatant démenti A sa mélancolique élégie : mais la mère ne voit que son fils en tout cela. On lui a si souvent répété que les enfants ne se portent bien qu’à la condition d’être allaités par des femmes dont rien n’altère la bonne humeur, qu’elle tremble déjà de voir le sien pâlir bientôt, victime des infortunes culinaires de sa nourrice.