Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/418

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r,li L’AMli MÉCONNUE.

quel qu’il soil , a bien un goûl , une préférence. 11 est bien sorti du collège , où l’on apprend tout , en sachant un peu de quelque chose, où il a louché du piano, ou dessiné des veux , ou fait des vers qui n’avaient pas la mesure. Quoi que ce soit dont il parle , l’àtne méconnue ne rêve pas autre chose : la musique est sa vie, ou bien elle a un album pour lequel il lui faut un dessin , ou des vers. Le jeune homme ne peut lui refuser cela. Qu’il vienne un moment dans le modeste ermitage de la lecluse , el on lui montrera tous les trésors de poésie qu’elle possède ; il doit aimer et approuver cela , lui ! car sou visage a le cachet des nobles senlimenls , des goûts élevés. Pauvre petit 1 il se sent flatté, il croit qu’il est fait pour aimer hors du collège ce qu’il y détestait cordialement. Il promet et ira ; il y va.

L’antre s’ouvre et se referme ; c’est toujours le fameux clair-obscur, plus une tablette du sérail ; c’est une femme dans un long peignoir blanc avec des bracelets de jais et un collier de même avec une croix qui se perd dans la ceinture. Elle souffre , elle est languissante ; l’enfant inexpérimenté s’attendrit et la plaint.

— Oh ! vous êtes bon , mais vous me faites bien au cœur.

Et on lui serre la main.

De deux choses l’une : ou le patient est tout a fait novice , et alors c’est lui qui devient entreprenant , c’est la belle qui succombe et qui menace d’en mourir ; ou il a quelque instinct du danger dont il est menacé , et il cherche a battre en retraite , et alors il est pris au collet de la façon la plus irrésistible. H arrive qu’on se trouve mal, qu’on a une attaque de nerfs ; l’urgence demande dos secours , mais une femme sait-elle ce qu’elle fuit dans son attaque de neifs, sait-elle oîi elle s’accroche ? c’est quelquefois au cou du visiteur ; et comme cette femme n’est pas absolument affreuse, les dix-huit ans du jeune homme font le reste.

A partir de ce moment , l’infortuné est perdu ; il appartient corps et âme à cette femme pour qui le ciel vient de s’ouvrir après tant d’années ténébreuses de douleur, et (u croit , à ces transports soudains el invincibles qui l’ont dominée, qu’elle a enhn trouvé celui qu’elle rêvait dans sa souffiance intime, dans son âme brisée. Le jeune homme croit a tout cela ; il se sent adoré, et la vanité lui tient lieu d’amour pendant une semaine ou deux. Mais bientôt la scène change : ce n’est plus lui qui a été violé, c’est cette femiue qui a été indignement séduite ; et h ce litre elle est exigeante, elle est jalouse ; elle veut toute sa vie. Il veut essayer de secouer le joug, et demande un peu de liberté : ici l’âme méconnue se révèle. 11 est bien difficile que le premier jour il ne soit pas échappé a l’imprudent quelques-unes de ces phrases que la politesse fait dire "a toute femme qui se lord de désespoir dans vos bras de la faute qu’elle vient de commettre ? On l’a rassurée , on lui a promis de l’aimer toujours. Voilà le point de départ de toutes les déclamations , le piédestal de l’âme méconnue, elle se pose en victime.

L’infortuné, qui n’a pas encore le féroce courage des ruptures ouvertes, écrit une lettre où il croit avoir inventé un prétexte irrésistible ; il l’envoie le soir par son portier , se couche et s’endort. Le lendemain matin , quand il s’éveille avec le vague sentiment de sa liberté rachetée, il voit au pied de son lit un visage en pleurs qui lui dit douloureusement ; « Vous dormez, cl moi je veille. » Le portier du petit jeune