Page:Les Français peints par eux-mêmes - tome I, 1840.djvu/417

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L’AMli MECO.NNUE. 515

Le vieillard déjeune iu ;d , diiie mal ; tout lui manque : sa tisane, sa potion , son journal, son tabouret pour mettre son pied goutteux, sou auditeur de tous les jours pour l’éeoutcr. Il lutte, il veut être fort et se suffire , mais il ne peut pas ; alors ilse résigne ; il rappellccellc ipii lui fait mal et lui demande pardon, il Vamccoimue. KUo est proclamée àme méconnue. A [larlir de ce moment, ce malheureux appartient à celte femme , comme sa proie au vautour. Des ce moment elle peut avoir un amant, qui boit le vin du vieillard, dîne avec lui, prend du tabac dans sa tabatière, s’il ne prend pas la tabatière. C’est un beau-lrère, un cousin , un neveu, tout ce qu’il vous plaira : mais c’est un membre de cette vertueuse famille , dont l’âme méconnue est le plus bel ornement. La famille se trouve introduite, lille est nombreuse la famille ; les cousins se succèdent et ils viennent quelquefois avec les cousines, alors on chasse la vraie famille du vieillard , devenu de plus en plus caduc et imbécile , pour recevoir cette famille ignoble qui n’a d’autre parenté que le vice. Du lit de souffrance où on laisse le malheureux, il entend quelquefois venir jusqu’à lui , du fond de son appartement, le bruit des verres et de l’orgie. Il tempête, il sonne ; elle paraît ; sévère, terrible, « Qu’a-t il ? que veut-il ? — J’ai cru entendre... il m’asemblé. — Quoi ? — il balbutie ses griefs ; s’il est assez fort pour se lever et aller vérilier ses soupçons, on pleure , on se lamente, ou s’indigne ; s’il est trop malade pour bouger , on menace de le quitter et on ne veut pas être plus longtemps méconnue. Méconnue ! toujours le mot tout-i)uissanl ! et le malheureux cède, qu’il soit dit , avec des pleurs ou avec des menaces ; c’est un talisman. Cela dure jusqu’à la mort du vieillard et à l’héritage , que recueille l’àme méconnue , auquel cas elle se fait dévole et épouse un marguillier, ou prend un établissement orthopédique , ou un cabinet de lecture. Celle-ci est de l’espèce la plus commune. Passons à une espèce plus distinguée. A l’état de veuve , l’âme méconnue est la cheville vorace des petits jeunes gens. Les plus tendres , les plus naïfs, les plus gracieux , sont sa proie habituelle. L’àme méconnue veuve a presque toujours une espèce do petite existence assurée , quelques mille livres de rente accrochées ’a son mariage défunt. C’est celte variété surtout (|ui entend admirablen)ent le romantique de l’intérieur et du clair-obscur. J’en pourrais citer qui ont des veilleuses on plein midi dans des lampes de porcelaine. C’est une de ces femmes qui a répondu a une de ses amies qui la trouva étendue sur une causeuse avec ce faible luminaire à l’heure de midi :

— Est-ce que vous êtes malade ?

— Non, je l’attends.

Quel pouvait être l’infortuné ? Malheureux enfant ! que Dieu te fasse l’amant d’une marchande de pommes plutôt que d’une âme méconnue I Du moment qu’un malheureux bon jeune homme qui entre dans le monde a élé aperçu par un de ces vampires dans le coin du salon où on le laisse, voilà le boa qui le guigne, qui s’approche doucement de lui, qui le couve des veux , se l’assimile et l’absorbe par la pensée. C’est un incident de rien qui commence la conversation ; un mouchoir qu’on laisse tomber et que le maladroit ramasse avec politesse. Alors on s’informe de lui , en moins do rien on sait ses habitudes, ses allures, sa façon d’être. Le jeune homme.