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354 LE COMMIS-VOYAGEUR.

|)atron croit ou ne croit pas i la sincérité de son commis ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il paye toujours le compte que ce dernier lui présente infailliblement, c’est-à-dire les frais d’un voyage de cinq mois au lieu de trois. Le voyageur fixé traite le patron comme la prati(|ue.

Le voyageur piéton est un honnête garçon, malicieux ({uoiquc franc, et roué (|uoique plein de dévouement. Il est ordinairement Picard et riche de vertus. On lui passe(, 7 ou 8 francs , suivant les saisons et les affaires. Il endosse une blouse , met des guêtres, s’arme d’un gourdin, et-, le gousset garni de quelque menue monnaie, juste de quoi humecter son gosier aux bouchons de la route, il part, léger comme l’oiseau et heureux comme le poisson dans l’eau. Il remet ses échantillons et ses effets aux petites voitures , économie commerciale , profils et pertes. Arrivé dans une ville , il se décrasse, essuie la poussière qui macule ses souliers , fait sa barbe, prend sa marmotte, et court à la pratique. Le voyageur piéton, reconnu paisible et peu dangereux, quoiqu’il tort, est, par suite de cette conviction du commettant, admis dans tous les magasins. Il commence, en entrant , par déposer sa carte, ôtcr son chapeau, et dire familièrement au patron , avant que celui-ei lui ait seulement adressé la parole : «Ça va pas mal, et vous ? Et le patron de répondre dignement : uMfisicu, j’ai bien l’honneur d’élrc le vôtre.» Le voyageur piéton ne voit ([ue les petites maisons, les margoulins, et les margoulins sont plus fiers que les négociants en gros. Le voyageur piéton est sans gêne : il s’assied sur le comptoir, bat la mesure avec ses talons ferrés, parle du beau et du mauvais temps, et entame la politicpie. C’est alors que le fiontde la pratique commence ; se dérider : le margoulin est i)rofond iwlilique-, de son côté, le voyageur piéton , qui est carliste avec le carliste , républicain avec le républicain , philippiste avec le philippiste, le voyageur piéton n’vn pince pas trop mal. Or donc, la discussion s’ouvre, s’élève, s’échauffe, s’irrite, se gonlle ; un voisin vient y prendre part, y émettre son opinion , y mêler sa dialectique et ses théories. On fait des suppositions , des rêves creux, des utopies à perte de vue. Le voyageur piéton est d’abord de l’opposition ; il parle avec chaleur, il pérore avec enthousiasme, en français ou non, peu lui iiriporle assurément ; il fait le Mirabeau, gesticule, s’exténue, se démène comme un énergumène ; sa voix prend du volume, de l’extension ; ses paroles jaillissent ; tort et à travers : ce sont des étincelles, des éclairs ; il fait du bruit , de l’effet ; il en impose à son auditoire ébahi : c’est tout ce qu’il veut. Ensuite, lorsipie la discussion est arrivée à son apogée, à son dernier degré d’exaltation (savante stratégie !) il baisse de suite pavillon , et accorde au commettant une victoire qui chatouille d’autant plus l’amour-propre de celui-ci , que cette victoire a été rudement disputée. Le commettant est tlalté, enchanté , entraîné ; impossible à lui de refuser une commission.

Le voyageur piéton poursuit son triomphe jusque sur la personne du commis ( le commis est un être prépondérant chez. Iec(mimetlant margoulin ) ; il le traite de «mon cher ami !» il lui promet une place A Paris , il lui offre le verre d’absinthe, il va A la salle d’armes avec lui ; il luidémontre n)athémati(|uement lechausson. Il lui explique, ex-professo , la manière d’utiliser les amies de la nature, etc. Le voyageur piéton est peut-être de tous les voyageurs celui (|ui obtient le plus de eonmiissioiis.