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360 LA KfclVENDEUSE A LA lOlLKTTE.

bout (le quelques mois de passion sans espoir, ce jeune homme dépérit et s’étiole ; il est perdu pour la procédure ; bientôt sa fig.rc , devenue convulsive et plombée, s’encadre d’un magniliijue collier moyen âge ; il sera peut-être vaudevilliste, écrivain dramatique, mais assurément son avenir d’avoué est manqué : lout cela pour avoir rencontré au détour d’une rue une impossibilité de sentiments , une inclinalion musquée ou vanillée ; le musc a engendré bien des gens de lettres ! Actuellement la scène change et se passe aux carreaux d’un magasin a prix fixe : les étoffes en tous genres roulent , ruissellent et bouillonnent ’a l’élalage, (alfetas, levantines, cachemires, mousselines brochées , crêpes roses, foulards chinés, peckinets, gros de Naples , satins jaspés , valenciennes , malines, mousselines-laine, mousselincs-cotou , etc. ... tout cela chiffré, numéroté nu grand rabais, rien n’a é(é oublié pour allumer les imaginations féminines , dénaturer l’innocence d’un jeune cœur cl implanter les désirs , les rêves , l’envie , l’ambition , ces monstres de la coquetterie aux dents de diamants qui rongent et dévorent la jeunesse et l’inexpérience d’une jolie femme.

Un cabas , des cheveux en bandeau et un solfège de Rodolphe stationnent dcrrièi e les carreaux du magasin : que ne pouvez-vous percer l’enveloppe discrète de ce jeune madras , vous verriez ce cœur naïf chatoyer , miroiter comme les étoffes qu’il reflète ; vous le verriez tour ’a tour chiné , jaspé , glacé , gaufré , incessamment traversé par des désirs gris de perle, des fantaisies a franges, des volants, des espérances couleur du temps, aux ailes de dentelle et d’azur. Elle soupire et mesure d’un œil désespéré la distance sociale (jui sépare son tablier de serge noire et son cabas , de ces points d’Angleterre, de ces mantilles encadrées de fourrures. Tous les matins , en se rendant au magasin ou au Conservatoire, elle est ainsi pendant un quart d’heure duchesse ou grande coquette, — à travers les vitres. Le reste de son temps est consacré à boider des souliers, ou à filer des sons "a la classe de M. Ponchard. Pauvre tille qui ne voit ces trésors du luxe que derrière le prisme magique des carreaux !

Elle n"a pas comme la grande dame la faculté de pouvoir tout déployer, tout 

bouleverser sur le comptoir, suffisarameni excusée par un chasseur eu drap vert et des chevaux j ;ris-pommelé qui piaffent et font de l’écume a la porte. — Il faut être riche pour être en droit de ne rien acheter.

Que dirait cependant ce provincial au cœur vierge, qui erre sous les gouttières de ce balcon , éperdument épris d’une persienne cachée sous les toits ? que diriez-vous surtout, ô vous Olympe, Amanda, Modeste, Virginie, si quelqu’un venait vous annoncer que non pas l’année prochaine, ni dans l’avenir, ni dans un siècle, mais aujourd’hui, ce soir, si vous voulez tout ce que vous avez dévoré des yeux ce matin "a travers les carreaux de Burty ou de Gagelin , tout cela vous sera donné, offert, et rien n’y manquera, pas même votre innocence : la redingote en gros de Naples, le châle garni de dentelles, la capote de crêpe blanc , l’éventail rococo, colore d’après Watteau , le mouchoir bordé de jours, les brodequins de maroquin anglais, une toilette ravissante, accomplie, irrésistible, vous dis-je, avec laquelle vous pourrez usurper les titres d’une lady , si vous ne préférez être ce soir une des reines des quadrillesdu Ranelagh ?