Page:Les Soirées de Médan.djvu/136

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de la gare, et bien que mon ventre grouille, nous voilà partis, Francis et moi, errant à l’aventure, nous extasiant devant l’église de Saint-Ouen, nous ébahissant devant les vieilles maisons. Nous admirons tant et tant, que l’heure s’était écoulée depuis longtemps avant même que nous eussions songé à retrouver la gare.

« Il y a beau temps que vos camarades sont partis, nous dit un employé du chemin de fer ; ils sont à Évreux ! »

Diable ! le premier train ne part plus qu’à neuf heures. — Allons dîner ! — Quand nous arrivâmes à Évreux, la pleine nuit était venue. Nous ne pouvions nous présenter à pareille heure dans un hospice, nous aurions eu l’air de malfaiteurs. La nuit est superbe, nous traversons la ville, et nous nous trouvons en rase campagne. C’était le temps de la fenaison, les gerbes étaient en tas. Nous avisons une petite meule dans un champ, nous y creusons deux niches confortables, et je ne sais si c’est l’odeur troublante de notre couche ou le parfum pénétrant des bois qui nous émeuvent, mais nous éprouvons le besoin de parler de nos amours défuntes. Le thème était inépuisable ! Peu à peu, cependant, les paroles deviennent plus rares, les enthousiasmes s’affaiblissent, nous nous endormons. « Sacrebleu ! crie mon voisin qui s’étire, quelle heure peut-il bien être ? » Je me réveille à mon tour. Le soleil ne va pas tarder à se lever, car le grand rideau bleu se galonne à l’horizon de franges roses. Quelle misère ! il va falloir aller frapper à la porte de l’hospice, dormir dans des salles imprégnées de cette senteur fade sur laquelle revient comme une ritournelle obstinée, l’âcre fleur de la poudre d’iodoforme !