avaler ma pitance le matin. C’était l’heure de la visite et le docteur choisissait ce moment pour faire ses opérations. Le second jour après mon arrivée, il fendit une cuisse du haut en bas ; j’entendis un cri déchirant ; je fermai les yeux, pas assez cependant pour que je ne visse une pluie rouge s’éparpiller en larges gouttes sur son tablier. Ce matin-là, je ne pus manger. Peu à peu, cependant, je finis par m’aguerrir ; bientôt, je me contentai de détourner la tête et de préserver ma soupe.
En attendant, la situation devenait intolérable. Nous avions essayé, mais en vain, de nous procurer des journaux et des livres, nous en étions réduits à nous déguiser, à mettre pour rire la veste du hussard ; mais cette gaieté puérile s’éteignait vite et nous nous étirions, toutes les vingt minutes, échangeant quelques mots, nous renfonçant la tête dans le traversin.
Il n’y avait pas grande conversation à tirer de nos camarades. Les deux artilleurs et le hussard étaient trop malades pour causer. Le dragon jurait des Nom de Dieu sans parler, se levait à tout instant, enveloppé dans son grand manteau blanc et allait aux latrines dont il rapportait l’ordure gâchée par ses pieds nus. L’hôpital manquait de thomas ; quelques-uns des plus malades avaient cependant sous leur lit une vieille casserole que les convalescents faisaient sauter comme des cuisinières, offrant, par plaisanterie, le ragoût aux sœurs.
Restait donc seulement le soldat de la ligne : un malheureux garçon épicier, père d’un enfant, rappelé sous les drapeaux, battu constamment par la fièvre, grelottant sous ses couvertures.
Assis en tailleurs sur nos lits, nous l’écoutions raconter la bataille où il s’était trouvé.